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Théâtre

Les lumineux éclats de la pensée d'Hannah Arendt brillent dans ces "Fragments"

Bérengère Warluzel nous invite à une traversée, une promenade, une escapade lumineuse à travers la pensée et la vie d'Hannah Arendt. Ni biographie, ni conférence philosophique, ni pièce de théâtre véritable, Fragment s'inscrit dans un autre registre, celui des spectacles sans étiquette. Et c'est une bonne chose pour donner voix à cette philosophe qui a toujours su exiger pour elle-même une totale liberté de penser.



© Vincent Bérenger/Châteauvallon Liberté Scène Nationale.
© Vincent Bérenger/Châteauvallon Liberté Scène Nationale.
La pensée est effectivement le centre fluctuant des extraits de texte que la comédienne interprète sous la direction de Charles Berling. "Comment faire naître le désir de penser ?", demande-t-elle dès les premières minutes alors qu'elle avance lentement, portant dans ses mains une pile de livres qui la cache, car elle monte jusqu'à son front. Posant les premières pierres du spectacle d'une voix claire et pensive, elle progresse vers un bureau en retenant l'équilibre instable de sa haute pile de livres. Symboliquement, le péril de la chute de la pensée est là, mis en image, en action.

L'action d'un côté, la pensée de l'autre, comme deux hémisphères sans partage. Hannah Arendt affirme ne pas faire partie de l'action, de n'être qu'un être qui a réservé toute son énergie pour la pensée. Rien pour l'action. Il y a des êtres faits pour l'action, d'autres pour la pensée. Elle en appelle à Aristote, édictant que, dans le stade, celui qui est dans les tribunes perçoit beaucoup plus de choses que celui qui fait l'exploit sur la piste.

© Nicolas Martinez/Châteauvallon Liberté Scène Nationale.
© Nicolas Martinez/Châteauvallon Liberté Scène Nationale.
Pourtant, l'action rattrape la philosophe. La grande Histoire la force. Une première fois en 1933 quand le régime nazi l'oblige à fuir l'Allemagne après avoir été arrêtée à la suite de l'incendie du Reichstag, une autre fois lorsqu'elle décide de suivre le procès d'Eichman en Israël, lors duquel elle développe son concept de la banalité du mal. Mais ces parenthèses biographiques ne sont pas l'essentiel de ce recueil, de divers textes, écrits tout au long de sa vie.

Il y est beaucoup question de politique, de totalitarisme, de système. La sélection faite par la comédienne est ainsi faite qu'elle semble ne faire que parler de notre monde, de notre époque. Le discours éclaire beaucoup les faits qui troublent nos vies actuelles et, en particulier, l'étrange sensation que l'humanité cherche obstinément la destruction de notre terre.

L'analyse de l'idéologie, quel que soit le fond de cette idéologie, est à la fois brillante et glaçante. La simplicité avec laquelle s'exprime Bérengère Warluzel rend le spectateur intelligent. Il y a quelque chose d'un peu miraculeux dans ce phénomène. Il y a aussi tout l'esprit d'Hannah Arendt capable d'observer le monstrueux sans aucun pathétisme, mais au contraire, avec une calme et sereine conscience.

Contrat rempli en fin de compte pour ces fragments : le désir de penser a bien été donné.

"Fragments"

© Vincent Bérenger/Châteauvallon Liberté Scène Nationale.
© Vincent Bérenger/Châteauvallon Liberté Scène Nationale.
Textes : Hannah Arendt.
Adaptation : Bérengère Warluzel.
Mise en scène : Charles Berling.
Assistante à la mise en scène : Faustine Guégan.
Avec : Bérengère Warluzel.
Collaboration artistique et dramaturgie : Christiane Cohendy.
Scénographie : Christian Fenouillat.
Lumières : Marco Giusti.
Conception des marionnettes : Stéphanie Slimani.
Production : Châteauvallon-Liberté - Scène nationale.
À partir de 14 ans.
Durée : 1 h 20.

Du 24 janvier au 2 février 2024.
Du mardi au vendredi à 19 h 30.
La Scala, Paris 10e, 01 40 03 44 30.
lascala-paris.fr

Tournée
9 février 2024 : Le Grrranit - Scène nationale, Belfort (90).

Bruno Fougniès
Mardi 30 Janvier 2024

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