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Théâtre

"Les Historiennes"… Trois histoires de femmes (extra)ordinaires et une voix contemporaine pour les faire résonner jusqu'à nous

Qui se cache derrière le titre de cette lecture théâtralisée à corps perdu par Jeanne Balibar ? Les "Historiennes" sont-elles les autrices ayant documenté et analysé le parcours singulier à portée universelle de trois femmes, unies au-delà des époques et des lieux par le même combat existentiel ? Ou s'agit-il de l'historicité des rébellions inscrite dans la chair même de Violette Nozière, meurtrière en 1933 de son père qui la violentait, de Delphine Seyrig, actrice fétiche des réalisateurs de la nouvelle vague et impliquée dans les luttes féministes des années soixante-dix, ou encore de Páscoa Vieira, esclave noire portugaise poursuivie implacablement en l'an 1700 par le tribunal de l'Inquisition pour bigamie ?



© Mathilda Olmi.
© Mathilda Olmi.
Ce qui est pour autant avéré, c'est que ces "histoires" de femmes insoumises résonnent intensément à l'ère du mouvement #Metoo. Pendant trois heures trente de représentation, sans la moindre baisse d'intensité, l'actrice au firmament de son talent fait revivre avec une conviction jamais prise en défaut les parcours de ces femmes emblématiques, porteuses d'un combat à jamais inachevé. Le combat pour la reconnaissance de leur droit inaliénable à disposer de l'entièreté de leur corps, en dehors de tous diktats patriarcaux et/ou étatiques. Ni père, ni maître ne peuvent s'arroger le droit de les soumettre…

Violette Nozière, une histoire des années trente… où l'on "entend" une toute jeune femme, un soir d'été 1933, entrer dans la grande histoire des affaires criminelles en administrant des doses de barbituriques à ses parents, son père n'y survivant pas. Ce que les archives vont livrer de ce parricide s'inscrit dans l'histoire de l'infamie criminelle au féminin. Se hissant alors sur la table placée sur l'avant-scène, son ombre projetée derrière elle, Jeanne Balibar chante a cappella les morceaux choisis de cette abjection.

La lecture des dépositions de la meurtrière dans lesquelles elle révèle les violences sexuelles que son père lui faisait subir depuis ses six ans est édifiante. Mais son récit bien vite lui échappe, formaté qu'il est par le greffier entendant produire un texte formalisé mêlant aux paroles prononcées des formulations standardisées de "la fille Nozière". Ainsi est-elle nommée dans l'archive judiciaire, s'inspirant dans sa rédaction des règles de la tragédie grecque rendant compte des récits du quotidien.

© Mathilda Olmi.
© Mathilda Olmi.
En revanche, la lecture des archives concernant le père nourricier colle parfaitement à l'image du "bon père, bon ouvrier, excessivement moral, à l'écart des boissons et des prostituées". Et la voix de l'actrice se fait alors plus lente, détachant chaque segment de phrase afin de les faire résonner dans le silence de la représentation. Quant à la mère, il est entendu qu'elle s'occupe de son ménage en chérissant son époux. Dorénavant – le corps de la récitante "accusant" la douleur maternelle – elle n'est plus qu'une mater dolorosa, veuve d'un martyr et mère d'un monstre… Quant à la confrontation des deux femmes, la mère et la fille face au juge, elle donne lieu à une scène chargée d'émotions, la comédienne exposant la tragédie de la fille suppliant la mère de lui pardonner et se heurtant à une mère justicière véhémente.

Au-delà du drame relaté dans ses détails, la mise en abyme sociologique du parcours de l'acculturation du bon ouvrier converti aux valeurs bourgeoises le détournant des infamies prolétaires, point de vue moral relayé par une presse bien-pensante prenant unanimement parti pour les parents Nozière, apporte une dimension socio-politique à l'événement. De même, le parti pris inverse, représenté par les textes et dessins d'artistes appartenant au mouvement surréaliste (Paul Éluard, André Breton, Pablo Picasso, Man Ray, Salvador Dali) érigeant Violette en mythe vivant d'un père incestueux, donne un autre éclairage. Ainsi du poème de Paul Éluard dédié à Violette Nozière, lu avec grâce par Jeanne Balibar… avant qu'elle n'entame la lecture de lettres d'anonymes sortant enfin du silence où l'inceste les a emmurées.

Devenir coupable pour se déclarer victime, telle a été la seule issue envisageable par celle qui, après avoir été condamnée à mort par la Cour de justice, fut graciée puis réhabilitée. Violette Nozière, une histoire des années trente dont les rhizomes sont toujours vivaces.

Delphine Seyrig, une histoire des années soixante-dix… Allongée sur un divan, un bras recourbé soutenant son corps tendu vers l'écran en fond de scène, Jeanne Balibar visionne (et nous avec elle) des séquences de films cultes où la seule présence de Delphine Seyrig est sujet de fascination… "Mister Freedom" de William Klein, "L'Année dernière à Marienbad" d'Alain Resnais, "Baisers volés" de François Truffaut, autant de rappels de ce que fut à l'écran cette comédienne hors du commun, "une femme exceptionnelle… comme toutes les femmes" (réplique adressée à Antoine Doinel).

Entre les séquences filmées, Jeanne Balibar reprend sa lecture, citant Marguerite Duras avec laquelle Delphine Seyrig a partagé plusieurs films et de longs entretiens. Marguerite Duras "qui parle si bien d'elle, du mystère Delphine Seyrig et de sa façon si particulière d'habiter la vie". Ainsi du film de Chantal Akerman, "Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, Bruxelles", où elle incarne une veuve rangée se prostituant dans un intérieur impeccablement tenu. Car Delphine Seyrig n'est pas seulement l'icône de la nouvelle vague, intellectuelle éthérée, hiératique, porteuse d'une fascinante étrangeté, mais aussi une femme insoumise, confrontant son aura d'actrice adulée au risque de ses engagements militants.

Ainsi de son combat féministe et pro-avortement l'amenant à signer le "Manifeste des 343" en 1971 aux côtés de Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Agnès Varda, Catherine Deneuve, Françoise Sagan, Jeanne Moreau, Gisèle Halimi et beaucoup d'autres femmes connues ou anonymes ayant eu recours à l'IVG les exposant alors au couperet de la loi… Un engagement sans équivoque qui vaut à Delphine Seyrig les sarcasmes conjugués du "Figaro" et de "L'Aurore" lesquels, se moquant de sa blondeur bourgeoise, s'en prennent à une image féminine qui prétend donner de la voix ("Elle est bien jolie, dommage qu'elle parle").

Jeanne Balibar se fait l'écho vibrant de la détermination de celle qui, ridiculisée par ses détracteurs pour son apparence distinguée de femme du monde détonnant avec ses opinions, s'est engagée corps et âme pour une évolution radicale des rapports entre hommes et femmes. Révolution du même ordre, rappelle-t-elle, que celle opposant l'Amérique impérialiste au peuple vietnamien opprimé. Ainsi du film "Sois belle et tais-toi" (titre clin d'œil aux journalistes cités plus haut), dont elle est l'ardente réalisatrice et où elle donne la parole à vingt-trois actrices s'exprimant librement sur la place que le cinéma des hommes leur réserve.

La lecture des critiques patentés et des gens ordinaires clouant au pilori cette "D.S." aux engagements progressistes complète le portrait de cette guériillère au charme fou… Même dans l'après 68, il n'est pas bon de s'en prendre à l'ordre établi… Et pour en rendre compte en ce XXIe siècle, son alter ego Jeanne Balibar, étonnante de pugnacité gracieuse.

© Mathilda Olmi.
© Mathilda Olmi.
Páscoa Vieira, une histoire des années 1700… Une autre histoire de femme, celle-ci est née noire et esclave en Angola. Vendue par son premier maître à un autre, Brésilien celui-ci, elle contracta un nouveau mariage. Ce qui lui valut d'être persécutée pendant pas moins de dix longues années pour crime de bigamie par la Sainte Inquisition. Ce procès qui l'a fait connaître, Jeanne Balibar s'appuyant sur le monceau de feuillets qu'elle envoie voler, va le raconter avec passion. Le bras levé en signe de véhémence, la voix s'enflant au gré des phrases écrites dans les minutes du procès.

Ce qui ressort de la lecture des pièces de cet interminable procès et des analyses aiguisées qui l'accompagnent, c'est le portrait d'une société. Celle des hommes ayant jugé cette femme analphabète, laquelle, contre vents et marées, n'a rien cédé aux inquisiteurs. Leur refusant d'avouer une quelconque culpabilité, refusant de donner la version attendue par eux, celle de mauvaises intentions vis-à-vis de la foi catholique.

Trois continents parcourus, trois pays, Angola, Brésil, Portugal, distants de milliers de kilomètres pour instruire "un crime" commis par une simple esclave, femme non soumise tenant tête à la Sainte Inquisition et écopant de trois années d'exil avant d'être rapatriée au Brésil par son maître… Une page de l'histoire inscrite pour toujours en lettres de feu et portée à son incandescence par une actrice contemporaine épousant le combat en sororité.

Porter au plateau les textes de Charlotte de Castelnau-L'Estoile, d'Anne-Emmanuelle Demartini et d'Emmanuelle Loyer, foisonnant de témoignages polyphoniques passés au crible d'analyses lumineuses, relevait d'un défi de lecture que seule une actrice d'exception pouvait relever. Médiatrice des autrices, Jeanne Balibar a su s'approprier leurs mots comme des matières vivantes. Par la seule force de son interprétation, mêlant sa voix à la leur et faisant corps avec elles, ces figures de femmes emblématiques revivent. Tel est l'exploit de cette femme-actrice, fragile et puissante, à l'image des héroïnes du quotidien dont elle incarne la cause de façon époustouflante.
◙ Yves Kafka

Vu le samedi 7 décembre 2024 dans la grande salle Vitez du tnba, Bordeaux.

"Les Historiennes"

Mise en scène : Jeanne Balibar.
Avec : Jeanne Balibar.
Assistante : Andrea Mogilewsky.
Costume : Glen Mban.
Régie générale : Martine Staerk.
Avec les équipes techniques, administratives, de production et de développement des publics & communication du Théâtre Vidy-Lausanne
Textes : Charlotte de Castelnau-L'Estoile, Anne-Emmanuelle Demartini, Emmanuelle Loyer.
Extraits audiovisuels cités : "Mister Freedom" de William Klein (1969) ; "L'année dernière à Marienbad" d'Alain Resnais (Bande Annonce, 1961) ; "Baxter, Vera Baxter" de Marguerite Duras (1977) ; "Baisers Volés" de François Truffaut (1968) ; "Peau d'âne" de Jacques Demy (1970) ; "Conversation Varda/Seyrig" (1972) ; "Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles" de Chantal Akerman (1976).
Durée : 3 h 30 avec entracte.

Représenté le samedi 7 décembre 2024 au tnba, Bordeaux.

Yves Kafka
Mardi 7 Janvier 2025

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