La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2022

•In 2022• "Le Moine Noir" Autant en emporte le Mistral… Serebrennikov fait Honneur à la Cour

Une ouverture appelée à faire figure d'événement. L'un de ceux qui ont vocation à rester inscrits en lettres de feu dans l'épaisseur des murs mythiques de la Cité des Papes. D'abord la personnalité hors normes de son initiateur, Kirill Serebrennikov, dissident russe qui, après avoir subi les privations de liberté de l'ère poutinienne (caractérisée par une psychose impériale), vit exilé à Berlin. Puis la force de la nouvelle fantastique d'Anton Tchekhov, entièrement revisitée et restructurée par l'imaginaire flamboyant du metteur en scène et auteur libertaire. Enfin, cet invité de dernière heure, le Mistral, dont le souffle impérieux a imposé sa fantaisie.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Sur l'immense plateau, trois cabanes aux murs tendus de plastique transparent abriteront les Estivants (et leur fringale de musique et de danse) et les autres personnages de cette épopée fantastique. Il y a là le vieux jardinier Péssôtski, ami chez lequel l'écrivain - à bout de souffle - vient trouver refuge, sa fille Tania qu'il aura le grand malheur (malheur amplement partagé) d'épouser… et ces fabuleux moines sortis de l'imaginaire halluciné de cet intellectuel en panne d'inspiration. Sans oublier le violent Mistral qui aura les honneurs d'une annonce liminaire à l'adresse du public : "… changement de scénographie, en raison de la météo".

Sous "l'œil de la nuit", ainsi Eschyle désignait-il la lune, et de son frère, le radieux Hélios empourprant de ses feux incandescents (fumerolles et projecteurs rouges) les horizons d'attente des personnages alignés en bord de plateau pour scruter le point de fuite, le cycle des jours et des nuits va précipiter les personnages vers leur destin tragique. Si l'on ajoute à cette cosmogonie lumineuse, l'omniprésence d'Éole, maître "régisseur" des vents, on a là tous les ingrédients d'une tragédie à valeur universelle… sans omettre d'y ajouter les perturbations assurées par le travail "invisible" de la folie en milieu humain.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Structurée en quatre séquences adoptant pour chacune la focale particulière d'un personnage (le vieux jardinier, Péssôtski ; sa fille, Tania ; le génie, Kovrine ; le Moine Noir), l'action va se dérouler en boucles récursives. Chacune donnant à entendre une version du même altéré par les problématiques inhérentes à chacun, créant finalement un effet kaléidoscopique renversant les données brutes. "À chacun sa vérité" aurait dit Pirandello…

Ainsi le vieux jardinier, un brin raciste ("L'ennemi ce n'est pas le gel, c'est l'étranger"), qui rejette ces foutus estivants l'assommant de leurs musiques et danses. Obsédé à en devenir aveugle par la survie de son jardin, il n'aura de cesse de tout assujettir - sa vie, mais aussi celle de sa fille qu'il a mariée, par intérêt personnel, à l'écrivain - à la sauvegarde de ses plantes et arbustes poussant "en meute", d'où la résistance grégaire (moutonnière) qu'il leur envie, un modèle de vie selon lui. Névrose obsessionnelle avérée, fermeture à l'autre, signes d'une folie ordinaire partagée au point que l'on pourrait la qualifier stricto sensu de… "normale".

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Ainsi Tania (et sa réplique, la vieille Tania, disséquant aux temps passés ses relations amoureuses tumultueuses), coincée dans une vie qui n'est pas la sienne. Insatisfaite aussi bien de la campagne, où son existence se situait à hauteur de vue des plantes cultivées, que de la ville où elle se retrouvera privée des levers et couchers de soleil. Objet du désir botanique du père et des désirs sexuels de l'intellectuel, elle se vit comme une outre vide emplie du ressentiment amer d'avoir été colonisée par les oukases des deux hommes. Lorsqu'en écho du serviteur Firs (cf. "La Cerisaie"), le vieux jardinier s'exclamera "La vie, elle a passé, on a comme pas vécu...", sa fille aurait pu s'appliquer la même antienne… à part qu'elle, sa lucidité rageuse la projettera à terre de désespoir. Frustration existentielle, hystérie provoquée par un milieu reniant son statut de sujet autonome, elle verse dans une souffrance partagée encore par beaucoup de ses semblables, une souffrance donc… "normale".

Et puis, la figure tutélaire de ce maelström humain, le génie Kovrine. Son état deviendra de plus en plus étrange, du moins aux yeux des étranges étrangers que sont ses proches. Pourtant, il ne semble jamais aussi heureux que dans ses hallucinations étayées par une ancienne légende (celle des Moines Noirs), le retour au réel le décevant si profondément qu'il le conduit à vouloir s'en échapper en courant "en tous sens". Mais disparaître n'est pas aisé, point de sortie de secours à son enfermement en lui-même. Maîtrisé par les gens "normaux", enserré dans un pull aux manches démesurément longues nouées sur sa poitrine (tableau fascinant de lui en camisole, coincé dans son fauteuil), il aura droit au jet d'eau froide de l'HP (lui, nu, arrosé par l'infirmier ; son visage distordu projeté en dimensions XXL).

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Suivront les perfusions, les siestes, les bains tièdes, les sages recommandations assénées qui lui feront vomir des insanités au visage de celui et de celle qui prétendent le soigner… en éteignant la flamme qui l'anime. Qu'auraient été en effet les génies de la littérature s'ils avaient été "soignés" ? Les traitements "auront raison" - pour un temps seulement - de ses visions hallucinées… Jusqu'à l'apparition d'une grande colonne de fumée surgissant des cintres, accompagnée réellement d'une bourrasque de Mistral venant renforcer l'illusion théâtrale d'une colonie de moines noirs débarqués du ciel. De gigantesques cercles concentriques mouvants projetés sur les murailles et une musique idoine nous transportant, telles des soucoupes, au cœur des visions "a-normales" de Kovrine.

Les superbes tableaux chorégraphiés des moines glissant, virevoltant comme des derviches tourneurs, occupant désormais tout l'espace (tant du plateau que de son cerveau), participeront de la beauté noire d'une scénographie lumineuse. Les questions de la liberté et de la normalité, posées en actes par leur présence, nous atteindront de plein fouet pour "réfléchir" nos assujettissements à la norme, au "normal", aux visions communes partagées en commun. En effet, comment n'être pas ébranlé par la remarque de celui que l'on désigne comme fou : " Je sers la vérité… Mais qui a besoin de vérité ? Les gens n'ont besoin que de confort, même la liberté, ils s'en moquent, elle qui pour moi est la valeur suprême".

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Alliant les vidéos prises sur le vif, projetant en (très) gros plan le visage des personnages (dont celui torturé ou hébété du protagoniste) sur les murailles monumentales, les musiques envoûtantes et les chants somptueux à résonance mystique, les chorégraphies ensorceleuses du ballet des moines, le jeu fabuleux des lumières sculptant l'espace-temps, "Le Moine Noir" agit comme un réservoir de sensations à haute valeur suggestive. Kirill Serebrennikov confiait que, lorsqu'il avait enfant découvert cette nouvelle de Tchekhov, un intense trouble l'avait submergé. Par effet de correspondance, on pourrait lui emprunter ses mots pour dire l'effet produit sur nous par sa fascinante création, "ouvroir de liberté potentielle".

Vu le jeudi 7 juillet 2022 dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes pour l'ouverture de la 76e édition du Festival d'Avignon.

"Le Moine noir, The Чёрный Mönch"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Kirill Serebrennikov.
Hambourg - Moscou - Avignon/création 2022.

Spectacle en allemand, anglais et russe, surtitré en français et en anglais.
D'après Anton Tchekhov.
Texte : Kirill Serebrennikov.
Mise en scène : Kirill Serebrennikov.
Assistante à la mise en scène : Anna Shalashova.
Collaboration à la mise en scène et chorégraphie : Ivan Estegneev, Evgeny Kulagin.
Avec : Filipp Avdeev, Odin Biron, Bernd Grawert, Mirco Kreibich, Viktoria Miroschnichenko, Gabriela Maria Schmeide, Gurgen Tsaturyan.
Et les chanteurs : Genadijus Bergorulko (baryton), Pavel Gogadze (ténor), Friedo Henken (baryton), Sergey Pisarev (ténor), Azamat Tsaliti (baryton), Alexander Tremmel (ténor), Vitalijs Stankevich (baryton).
Et les danseurs : Tillmann Becker, Arseniy Gordeev, Andrey Ostapenko, Laran, Ilia Manylov, Andreï Petrushenkov, Ivan Sachkov, Daniel Vliek.
Scénographie : Kirill Serebrennikov assisté d'Olga Pavliuk.
Musique : Jēkabs Nīmanis.
Direction musicale : Uschi Krosch.
Arrangements musicaux : Andrei Poliakov.
Dramaturgie : Joachim Lux.
Lumière : Sergey Kuchar.
Vidéo : Alan Mandelshtam.
Costumes : Tatiana Dolmatovskaya.

"Le Moine noir", d'après Tchekhov, de Kirill Serebrennikov, traduit par Daniel Loayza et Macha Zonina, suivi de la nouvelle originale traduite par Gabriel Arout, sont publiés aux éditions Actes Sud-Papiers.

Spectacle diffusé en direct sur ARTE le 9 juillet vers 22 h 40 puis disponible en replay jusqu'au 8 juillet 2023 sur arte.tv.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
•Avignon In 2022•
Du 7 au 15 juillet 2022.
À 22 h, relâche le 11 juillet.
Cour d'Honneur du Palais des Papes, Avignon (84).
>> festival-avignon.com
Réservations : 04 90 14 14 14.


Du 16 au 19 mars 2023 : Théâtre de la Ville, Paris.

Yves Kafka
Samedi 9 Juillet 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023







À découvrir

"Othello" Iago et Othello… le vice et la vertu, deux maux qui vont très bien ensemble

Réécrit dans sa version française par Jean-Michel Déprats, le texte de William Shakespeare devient ici matière contemporaine explorant à l'envi les arcanes des comportements humains. Quant à la mise en jeu proposée par Jean-François Sivadier, elle restitue - "à la lettre" près - l'esprit de cette pièce crépusculaire livrant le Maure de Venise à la perfidie poussée jusqu'à son point d'incandescence de l'intrigant Iago, incarné par un Nicolas Bouchaud à la hauteur de sa réputation donnant la réplique à un magnifique Adama Diop débordant de vitalité.

© Jean-Louis Fernandez.
Un décor sombre pouvant faire penser à d'immenses mâchoires mobiles propres à avaler les personnages crée la fantasmagorie de cette intrigue lumineuse. En effet, très vite, on s'aperçoit que l'enjeu de cet affrontement "à mots couverts" ne se trouve pas dans quelque menace guerrière menaçant Chypre que le Maure de Venise, en tant que général des armées, serait censé défendre… Ceci n'est que "pré-texte". L'intérêt se noue ailleurs, autour des agissements de Iago, ce maître ès-fourberies qui n'aura de cesse de détruire méthodiquement tous celles et ceux qui lui vouent (pourtant) une fidélité sans faille…

L'humour (parfois grinçant) n'est pour autant jamais absent… Ainsi lors du tableau inaugural, lorsque le Maure de Venise confie comment il s'est joué des aprioris du vieux sénateur vénitien, père de Desdémone, en lui livrant comment en sa qualité d'ancien esclave il fut racheté, allant jusqu'à s'approprier le nom d'"anthropophage" dans le même temps que sa belle "dévorait" ses paroles… Ou lorsque Iago, croisant les jambes dans un fauteuil, lunettes en main, joue avec une ironie mordante le psychanalyste du malheureux Cassio, déchu par ses soins de son poste, allongé devant lui et hurlant sa peine de s'être bagarré en état d'ébriété avec le gouverneur… Ou encore, lorsque le noble bouffon Roderigo, est ridiculisé à plates coutures par Iago tirant maléfiquement les ficelles, comme si le prétendant éconduit de Desdémone n'était plus qu'une vulgaire marionnette entre ses mains expertes.

Yves Kafka
03/03/2023
Spectacle à la Une

"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

Cela dit, personne ne nous avait dit qu'à l'Essaïon, on pouvait aussi assister à des séances de cinéma ! Car c'est pratiquement à cela que nous avons assisté lors de la générale de presse lundi 27 mars dernier tant le talent de Catherine Aymerie, la comédienne seule en scène, nous a emportés(es) et transportés(es) dans l'univers de Balzac. La force des images transmises par son jeu hors du commun nous a fait vire une heure d'une brillante intensité visuelle.

Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
C'est une grande leçon de théâtre que nous propose là la Compagnie de la Rencontre, et surtout Catherine Aymerie. Une très grande leçon !

Brigitte Corrigou
07/04/2023
Spectacle à la Une

Dans "Nos jardins Histoire(s) de France #2", la parole elle aussi pousse, bourgeonne et donne des fruits

"Nos Jardins", ce sont les jardins ouvriers, ces petits lopins de terre que certaines communes ont commencé à mettre à disposition des administrés à la fin du XIXe siècle. Le but était de fournir ainsi aux concitoyens les plus pauvres un petit bout de terre où cultiver légumes, tubercules et fruits de manière à soulager les finances de ces ménages, mais aussi de profiter des joies de la nature. "Nos Jardins", ce sont également les jardins d'agrément que les nobles, les rois puis les bourgeois firent construire autour de leurs châteaux par des jardiniers dont certains, comme André Le Nôtre, devinrent extrêmement réputés. Ce spectacle englobe ces deux visions de la terre pour développer un débat militant, social et historique.

Photo de répétition © Cie du Double.
L'argument de la pièce raconte la prochaine destruction d'un jardin ouvrier pour implanter à sa place un centre commercial. On est ici en prise directe avec l'actualité. Il y a un an, la destruction d'une partie des jardins ouvriers d'Aubervilliers pour construire des infrastructures accueillant les JO 2024 avait soulevé la colère d'une partie des habitants et l'action de défenseurs des jardins. Le jugement de relaxe de ces derniers ne date que de quelques semaines. Un sujet brûlant donc, à l'heure où chaque mètre carré de béton à la surface du globe le prive d'une goutte de vie.

Trois personnages sont impliqués dans cette tragédie sociale : deux lycéennes et un lycéen. Les deux premières forment le noyau dur de cette résistance à la destruction, le dernier est tout dévoué au modernisme, féru de mode et sans doute de fast-food, il se moque bien des légumes qui poussent sans aucune beauté à ses yeux. L'auteur Amine Adjina met ainsi en place les germes d'un débat qui va opposer les deux camps.

Bruno Fougniès
23/12/2022