La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Daddy", Game and reality : Mara au péril des merveilles…

Quand on a treize ans, la tête pleine du rêve fabuleux de devenir actrice, et que l'on rencontre sur une plateforme de jeux vidéo l'avatar bien réel d'un séducteur en faisant profession, on devient une proie… rêvée ! Entre jeux et réalités virtuelles, les personnages – tout droit sortis de l'imaginaire documenté de l'autrice metteuse en scène Marion Siéfert – se cherchent, se trouvent, s'affrontent, brouillant les frontières entre deux mondes : le monde dit réel et son double, le metaverse. Reflets troublants d'un miroir à facettes nous faisant perdre nos propres repères dans un "dé-lire" du monde comme il va.



© Matthieu Bareyre.
© Matthieu Bareyre.
Dans "Jeu et réalité", le psychanalyste britannique Winnicott annonçait en son temps l'importance pour la construction du petit d'homme d'un "espace intermédiaire entre le dehors et le dedans". Un espace où le potentiel virtuel de chacun(e) pourrait librement s'exprimer sans être assujetti aux diktats des jeux réglés. De nos jours, le succès phénoménal des jeux de rôle en ligne où, chacune et chacun "à l'abri" derrière son écran, casque vissé aux oreilles et manette en mains, s'invente de toutes pièces un personnage pour le faire vivre (et mourir) au risque du contact avec d'autres avatars, ne peut qu'accréditer cette vision.

Ainsi de Mara, cette toute jeune fille qui, comme beaucoup d'autres, ressent le besoin vital de faire craquer les coutures trop étriquées du monde qu'elle habite. Une échappatoire ressentie comme salutaire lui permettant d'expérimenter dans le monde virtuel ce que le quotidien ne peut lui offrir, une évasion "sur mesure" dans l'univers fantastique d'un Role Play sur le Net… Là, comme par miracle, elle va rencontrer "pour de vrai" le prince charmant – version gourou du double de son âge – un avatar bien réel qui la prend sous son aile, usant de tous les artifices de la séduction afin de la modeler en star du jeu vidéo dont il est le promoteur : elle ne sera pas actrice, c'est dépassé dans le monde d'aujourd'hui, mais superstar d'un jeu vidéo, un produit à vendre sur le net en pièces détachées… et, en ce qui le concerne, à "consommer" en direct.

© Matthieu Bareyre.
© Matthieu Bareyre.
D'emblée, nous sommes immergés dans le monde explosif des jeux vidéo en découvrant - sur grand écran - une poursuite à tirs nourris, commentée en simultané par les deux protagonistes. Du virtuel au réel, d'entrée les frontières se floutent, les avatars sortant du jeu pour, champ contre champ, s'exposer l'un et l'autre dans un échange évocateur de la candeur de la jeune fille livrée à son rêve de devenir comédienne et de la fourberie manipulatrice du concepteur de "Daddy", ce jeu destiné à le rendre lui riche et célèbre.

Et si dans le monde du metaverse, les personnages vivent et meurent au gré de leur créateur (ainsi de l'habilleuse, ancienne jeune star tombée en désuétude), dans ses coulisses les rapports réels de domination entre les deux sexes perdurent. Ainsi de l'emprise de Julien sur Mara ; il n'aura de cesse de passer sans transition d'une valorisation sans limites à une humiliation sans limites aucune, en en faisant, entre autres, son objet sexuel.

D'autres personnages crèveront l'écran pour faire irruption dans le réel. Lena, la concurrente directe de Mara, la petite nouvelle qui va l'évincer, elle ayant pourtant bénéficié du fait ses origines plus aisées de cours de théâtre… Lena, bannie sur le champ du monde virtuel, explosant littéralement et montrant in situ (elle déserte l'écran et la scène pour bondir dans la salle) tout ce que sa nature généreuse de femme accomplie peut très concrètement offrir aux spectateurs mâles…

Mais aussi la super show girl en robe lamée à sequins chantant "Daddy" de Marilyn Monroe, avatar à s'y méprendre de son modèle, et s'élevant vers les cintres, hissée par des filins… avant de subir le destin commun aux anges déchus. Un univers où "les règles du jeu" échappent à toute valeur humaine, où seul le profit tient lieu de boussole. Ainsi du superviseur de "Daddy", le concepteur du jeu dont Julien est le maître d'œuvre (artistique).

Cependant, les créatures formatées par Julien-Daddy – lequel, dénué de tous scrupules et branché sur ses seuls intérêts, en "tue" allègrement une pour gagner l'instant d'après les faveurs de l'autre – gardent envers et contre tout, dissimulé en elles, un fond de rébellion (est-on dans le jeu ou dans le réel ?) amenant l'héroïne à régler son sort au prédateur monstrueux. Même dans le metaverse les happy ends existent… dans une coloration ici des plus trashes.

© Matthieu Bareyre.
© Matthieu Bareyre.
Dans une scénographie "tombe la neige" (cf. le tube sirupeux de Salvatore Adamo) en contrepoint avec la violence des liens de domination "mis en jeu", se vivent les rapports aux autres jusqu'à en mourir… pour de faux ou pour de vrai ? De même que le décor dans lequel la neige est récurrente, matière neigeuse liquide et solide à la fois, les limites entre réalité et virtualité se floutent pour faire entendre que le monde des jeux numériques n'est que l'interface de notre monde, une porte d'entrée d'autant plus sensible qu'elle se pare des habits du ludique… Est-ce la raison pour laquelle, on sort quelque peu déstabilisé de ses trois heures de "projection" ? Échapper à sa zone de confort, douter… un effet redoutable autant que salutaire.
◙ Yves Kafka

Vu le mercredi 27 novembre 2024, dans la Grande salle Vitez du TnBA de Bordeaux.

"Daddy"

© Matthieu Bareyre.
© Matthieu Bareyre.
Créé le 9 mars 2023 au Centre national de danse contemporaine – Angers.
Texte : Marion Siéfert et Matthieu Bareyre.
Le texte d'Ayla est tiré d'un écrit d'Anna Jammes Etcheto.
Mise en scène : Marion Siéfer.
Assistante mise en scène : Mathilde Chadeau.
Avec : Émilie Cazenave, Lou Chrétien-Février, Jennifer Gold, Lila Houel, Lorenzo Lefebvre ou Louis Peres (en alternance), Charles-Henri Wolff.
Conception scénographie : Nadia Lauro.
Lumière : Manon Lauriol.
Création sonore : Jules Wysocki.
Vidéo, Antoine Briot.
Création costumes : Romain Brau (pour les robes de Lila Houel et les tenues de Jennifer Gold), Chloé Courcelle (pour le top de Lorenzo Lefebvre), Anne Pollock, Valentine Solé.
Création maquillages : Dyna Dagger, LouThonet.
Création perruques : Kevin Jacotot.
Collaboration aux chorégraphies comédie musicale : Patric Kuo.
Collaboration aux castings : Leila Fournier, Laetitia Goffi.
Chorégraphie de combat : Sifu Didier Beddar.
Musicienne : Sigolène Valax.
Production : Ziferte Productions.
À partir de 15 ans.
Durée : 3 h 05.

Représenté du mercredi 27 au vendredi 29 novembre 2024 au TnBA, Théâtre national Bordeaux Aquitaine.

Tournée
11 et 12 décembre 2024 : CDNO - CDN, Orléans (45).
11 et 12 mars 2025 : Bonlieu - Scène nationale, Annecy (74).
Du 27 au 29 mars 2025 : Théâtre Vidy-Lausanne, Lausanne (Suisse).
Du 22 au 25 mai 2025 : Grande Halle de la Villette, Paris (75).

© Matthieu Bareyre.
© Matthieu Bareyre.

Yves Kafka
Mardi 3 Décembre 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024