La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Cirque & Rue

"B. Mon amour" Entre fictions et réalités… voyage au bout de la ville

Si, dans "Hiroshima mon amour", Alain Resnais (pour les images) et Marguerite Duras (pour le scénario) contaient une fiction propre à lier l'amour et la mort réelle dans la même Histoire filmée, le Collectif Monts et Merveilles nous embarque corps et âme dans un petit train "touristique" sillonnant les quartiers Saint-Michel, Bercier et Carles Vernet, à la rencontre d'un Bordeaux transfiguré, défiguré… Avec là encore pour fil rouge une histoire d'amour "pré-texte" à la traversée du temps, le paysage urbain s'anime de tableaux vivants aussi saisissants artistiquement que percutants d'un point de vue anthropologique.



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Casque audio rivé aux oreilles, chaque passager de ce train retour dans le passé - conduisant vers un présent sans retour possible - découvre la ville peuplée de scènes interprétées par deux acteurs, accompagnés de danseurs, auxquels, par effraction, s'invitent parfois des figurants improvisés. L'histoire - mâtinée de néo-romantisme et de naturalisme - commence au moment où lui, "le fils conducteur", se souvient du quartier du Marché des Capucins des années trente, là où tout jeune il baignait dans cette atmosphère foisonnante ; "ça buvait, ça se bagarrait fort" mais la vie était là, palpitante. Ses parents avaient fui le franquisme et, comme beaucoup de républicains, ils s'étaient réfugiés ici dans ce quartier de Bordeaux rebaptisé "La Petite Espagne".

Paco et Louise, magnifiques dans leurs vêtements rouges se détachant sur la pierre blonde (ou noire) des bâtiments. Une histoire d'amour passionnel dont il est le fruit. Une histoire de feu et de sang s'inscrivant dans la grande Histoire, celle de la réquisition par les Allemands occupants des jeunes hommes employés à la construction des bunkers de la base sous-marine, au nord de Bordeaux, engloutissant nombre d'ouvriers, enivrés pour pouvoir tenir jusqu'à épuisement, titubant, avant de disparaître dans le béton qu'ils coulaient. Les drapeaux hitlériens humiliants, les arrestations et exécutions sommaires en réponse au débarquement allié. Mais aussi, leur bel amour et les lettres déchirantes qu'ils s'échangeaient…

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Archives personnelles confiées par les habitants du quartier, réécrites pour faire spectacle à partir d'histoires vraies. Scène vivante "tournée au ralenti" de l'enterrement du frère abattu par les Nazis, cortège d'endeuillés tout de noir vêtus, précédé de Paco et Louise aux tenues d'un rouge éclatant, elle la tête couverte d'un châle noir, se détachant sur le parvis immaculé de La Méca. Groupe de danseuses et danseurs dessinant l'espace urbain, surgissant le long du trajet. Arrachés à notre présent, nous devenons spectateurs d'un film en trois dimensions.

Arrêt des wagons place Ferdinand Buisson, là où se réunissaient les habitants dans les années soixante-dix. Chacun y jouait son rôle, les prostituées surveillaient les enfants alors que les mères étaient occupées ailleurs. On y faisait la fête pour oublier les fumées toxiques de la fonderie faisant vivre (et mourir) les ouvriers. Présentement, une jeune femme apparaît, casque aux oreilles, elle se démène fougueusement sur l'air de "Alors on danse" de Stromae, chanson aussi belle que sans illusion. La fête pour fuir le réel en s'étourdissant. Réalité et fiction confondues dans le même espace-temps.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Le train s'enfonce alors dans les entrailles du quartier Belcier - immense chantier à cœur ouvert - lequel, depuis les années quatre-vingt-dix, a vu ses manufactures et usines une à une se fermer, le chômage apparaître à sa suite et les habitants disparaître, contraints de laisser leur place à une population plus favorisée. Des exclus fantômes, une valise à chaque main, apparaissent le long des lignes du tramway design. Des murs de maisons récemment écroulées sous les coups de boutoir des excavateurs dévoilent des pans d'existences délogées. Les surplombant de leur arrogance décomplexée, des tours géantes, symboles du progrès en marche, "accueillent" des appartements sans âme, mais avec baie vitrée.

Destin commun des territoires "à requalifier", la prose officielle accompagnant la restructuration du quartier revient en mémoire… Des éléments de langage parfaitement rodés - "Engagé dans l'opération d'intérêt national Euratlantique, Belcier promet de devenir un quartier incontournable avec son centre d'affaires, ses équipements culturels et ses nouvelles manières d'habiter. Son passé industriel et ouvrier se laisse encore deviner au détour d'une rue" - sont mis à mal par le réel tonitruant. Face à ces habitats glaçants, construits sur les ruines d'un quartier vivant, les paroles de Léo Ferré trouent le silence de mon casque un instant débranché : "Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Tout est affaire de décor…".

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Sur fond de cette ville mutante, terrain de jeux des architectes rivalisant dans une compétition effrénée, la saga humaine de Louise et Paco - figures devenues familières - traverse les époques. Après le temps des amours, vient celui des crises et des ruptures. Ainsi passe la vie prise dans un mouvement échappant pour beaucoup aux protagonistes. Celui qui avait refusé la guerre, mais avait passé son temps dans les abattoirs - abattus depuis et remplacés par le Min de Brienne, Marché de Gros de Bordeaux - à tuer des animaux hurlant d'effroi, portant sur lui l'odeur insupportable de la mort, n'est plus apte à enchanter l'amour.

Quai de Paludate, à quelques encablures des anciens abattoirs où Paco naguère s'échinait, s'élève maintenant La Méca (Maison de l'économie créative et de la culture) et son monumental bâtiment hors norme de trente-sept mètres de hauteur. Apparaissent alors, sur les marches immaculées, coiffés de têtes d'animaux (ceux des abattoirs disparus…), les nouveaux arrivants que la LGV déverse quotidiennement. Les "paysages visages" ont décidément changé.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Ainsi accompagnée par l'histoire recomposée de Paco et Louise, "B" se dévoile-t-elle à nos regards, attendris… et critiques. Cette traversée du temps, ponctuée de tableaux vivants, soutenue par une bande sonore mixant à l'envi des extraits de films mythiques ("Out of Africa", "Les Parapluies de Cherbourg", "Un homme et une femme", "In the mood for love", etc.) à une histoire singulière, réunit les ingrédients d'un rêve éveillé propre à enchanter le réel… tout en le questionnant, sans nostalgie aucune.

Départ du road-movie au marché des Douves de Bordeaux, vu le samedi 11 juin 2022, dans le cadre de "CHAHUTS - arts de la parole et espace public" qui s'est déroulé du 8 au 18 juin 2022, Quartier Saint-Michel et au-delà de Bordeaux.

"B. Mon amour"

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Création originale, conception réalisation : Collectif Monts et Merveilles et ses complices
Avec, Nolwenn Leclerc (Louise), Jonathan Macias (Paco), des habitants(es) et des complices.
Les images dans la ville : Serge Barets, Venise Bernard, Élie Bordron, Mélody Césaire, Sonia Chassagne, Yolande Detez, Romain Farré, Lison Latournerie, Louise Meyer, Gaëlle Panel, Carole Papin, Jean-Luc Pozzo, Alice Rivière, Pauline Visentin, Séverine Zabré.
Les moments chorégraphiés : Virginie Biraud, Amandine Da Costa et Columba del Corso de la Compagnie Tchaka, les danseuses de Clafoutis&Cie.
Avec les voix de : Bénédicte Chevallereau, Emmanuel Labails, Sébastien Sampietro.
Collage sonore et mixage : Esther Cée.
Montage sonore et technique : Emmanuel Labails.
Regard extérieur : Caroline Melon.
À partir de 10 ans.
Durée : 1 h.

"CHAHUTS - arts de la parole et espace public
A eu lieu du 8 au 18 juin 2022.

Association CHAHUTS
25, rue Permentade, Bordeaux (33).
contact@chahuts.net
>> chahuts.net

Yves Kafka
Lundi 20 Juin 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | À l'affiche ter


Brèves & Com


Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023