La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Artaud-Passion" Le Théâtre et son double, Antonin A. et William M. (ou l'inverse)

Regard halluciné, crâne planté de filins, corps tétanisé secoué de minuscules soubresauts - autant de traces erratiques des électrochocs de neuf ans d'internement - Artaud-Mesguich "apparaît" et fait voler en éclats la bien-pensance molle, fût-ce celle de ceux qui auraient voulu l'idéaliser "à bon compte". La voix d'outre-tombe de "l'interprète" (jamais ce mot ne fut plus approprié tant l'acteur se fond en son modèle) se cherche, s'enfle, et prend corps, amplifiée par la voûte de la chapelle.



© Compagnie Itek.
© Compagnie Itek.
De la rencontre de Florence Loeb, toute jeune fille de seize ans, dans la galerie parisienne où son père exposait les dessins de l'auteur du "Van Gogh, le suicidé de la société", et d'Antonin Artaud, "vieillard" de cinquante ans, émacié et édenté au sortir des années psychiatrisées, Patrice Trigano, envoûté par l'écrivain hors normes dont il a dévoré très jeune la monumentale œuvre, a tiré un écrit saisissant mêlant les textes du visionnaire à sa propre écriture.

Recueillant, dans l'après coup, le témoignage de celle qui entretint pendant deux ans - jusqu'à sa mort, en 1948 - une relation ambigüe (un père ? un amant potentiel ?) avec le poète dramaturge, il livre les fragments de ce passé recomposé à l'aune de sa fascination. La mise en jeu d'Ewa Kraska sert d'écrin à l'émergence du sentiment d'assister à la résurrection d'un Artaud plus vrai que nature réincarné par William Mesguich fondu en lui.

Il s'agit bien d'hallucinations démultipliées… D'abord, celles de Florence, narratrice troublée qui fait revivre l'auteur du "Théâtre de la cruauté" si intensément que ce dernier s'immisce progressivement dans son espace-temps pour venir, être fantomatique, déclamer, éructer, son manifeste théâtral révolutionnaire. Ensuite, celles du poète visionnaire halluciné par la syphilis qui le rongeait, les drogues qu'il utilisait pour calmer ses souffrances, et habité par ses incantations prophétiques. Enfin, les nôtres, hallucinations ; immergés sous le flux de ces borborygmes désarticulés et phrases divinatoires lâchées en pleine face, nous perdons pied.

© Compagnie Itek.
© Compagnie Itek.
"J'ai choisi le domaine de la douleur et de l'ombre comme d'autres celui du rayonnement et de l'entassement de la matière", profère-t-il. Sur le lit, le corps de Florence recroquevillé se déploie et elle raconte elle et lui, son mentor à jamais adulé. Sa beauté lorsque, jeune, il était le Marat du "Napoléon" d'Abel Gance… Ses engouements pour Lautréamont, Hölderlin, Nerval, le livre des morts tibétain…

Un voyage sans fin où sa liberté prenait la forme du salut d'un corbeau - croa croa croa - adressé à un séminariste en longue soutane noire. Revers, sa santé fragile, les flacons de laudanum (opium) pour soulager ses douleurs intestinales, lui gisant au milieu d'une flaque de sang ou de ses excréments.

Les yeux exorbités, "il" nous fait soudain face. i["Pour en finir avec le Jugement de dieu"], un cri terrifiant s'échappe de sa gorge et résonne à l'infini sous les voûtes. Ses glossolalies inarticulées creusent la langue pour cracher à la face du monde un nouveau sens dont il faudra bien qu'il se débrouille pour qu'advienne l'homme. "Dieu est-il un être ? S'il en est un c'est de la merde. S'il n'en est pas un, il n'est pas".

© Compagnie Itek.
© Compagnie Itek.
Et, toujours sans remarquer sa présence, elle prend le relais pour conter sa rencontre avec les indiens Tarahumaras où, lavé des miasmes de l'Occident, il est "initié" et devient magiquement l'un des leurs en ingérant du peyotl, champignon hallucinogène procurant ivresse, transe et liberté. Vient le moment de "La Conférence du Vieux Colombier", où Artaud-Mesguich prend le devant pour éructer ses glossolalies effrayantes… Devant un parterre de choix (il y a là dans la salle, Paulhan, Gide, Adamov, Bataille, Picasso, Braque, Michaux, Breton…), il ne pourra pas en articler un seul mot, des mots qui chutent comme son corps s'effondrant.

Secoué de part en part par la violence des électrochocs, le corps de l'acteur se tétanise douloureusement alors que des éclairs électriques le transpercent. Et Artaud commentera lui-même : "qu'est-ce qu'un aliéné ? C'est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l'entend, plutôt que de forfaire à une certaine idée supérieure de l'honneur humain" ("Van Gogh le suicidé de la société"). Faute de vouloir entendre l'insupportable vérité, la société "rend fou".

Exalté, pénétré par le poète visionnaire, William Mesguich délivre le texte au vitriol de Patrice Trigano avec une telle vérité que l'on se dit qu'Artaud a trouvé là son double. Lui qui voulait que le théâtre double la vie - et non la singe - pour la percuter de plein fouet, lui qui exigeait du théâtre qu'il soit "La terre de Feu, les lagunes du Ciel, la bataille des rêves", s'en serait trouvé pleinement "entendu".

Quant au spectateur, comment pourrait-il, en ces temps de consensus mou érigé en art de "vivre", ne pas se sentir profondément dérangé dans ses petits arrangements avec la médiocrité divertissante promue en viatique. Il y a là, à coup sûr, un brûlot paroxysmique, une violence révolutionnaire salutaire, de nature à secouer les indifférences.

"Artaud-Passion"

© Compagnie Itek.
© Compagnie Itek.
Texte : Patrice Trigano (éditions Maurice Nadeau).
Mise en scène : Ewa Kraska.
Scénographie : Ewa Kraska.
Avec : William Mesguich, Nathalie Lucas.
Musique : Olivier Sens.
Lumières : Richard Arselin.
Régie : Gildas Le Gurun.
Vidéo : Stéphane Bordonaro.
Maquillage : Éva Bouillot.
Costumes : Delphine Poiraud.
Regard chorégraphique : Gaëlle Astier Perret.
Tous public à partir de 12 ans.
Durée : 1 h.
Production Compagnie Itek.

Du 22 février au 10 mars 2024.
Du jeudi au samedi à 19 h, dimanche à 14 h 30.
Théâtre de L'Épée de Bois, Salle en bois, Cartoucherie, Paris 12e, 01 48 08 39 74.
>> epeedebois.com

Yves Kafka
Dimanche 3 Mars 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024