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Théâtre

Avec "Les Justes", Camus questionne la légitimation du crime à des fins politiques

L'adaptation resserrée de Maxime d'Aboville porte haut et fort la parole du philosophe. Fondée sur des faits historiques survenus en 1905, la pièce de Camus résonne toujours avec autant d'acuité. Peut-on sacrifier des innocents au nom d'une cause ? Tel est le dilemme cornélien auquel sont confrontés les protagonistes. "Même dans la destruction, il y a des limites", nous dit Camus.



© Sébastien Toubon.
© Sébastien Toubon.
Sur la petite scène du Théâtre de Poche, un homme apparaît à l'avant-scène, aux aguets et silencieux – nous apprendrons sous peu que ce quinquagénaire est Boris Annenkov, le chef du parti socialiste révolutionnaire. L'homme attend. Un silence pesant règne dans la pièce, une sorte d'entrepôt désaffecté. La tension est palpable. Une jeune femme blonde prénommée Dora, âgée d'une trentaine d'années, guette avec Annenkov le retour imminent de Stepan, un camarade évadé du bagne. Stepan arrive, puis tous trois sont rejoints par un quatrième compagnon, Kaliayev.

L'heure est grave. La cellule révolutionnaire prépare un attentat contre le grand-duc Serge, symbole du despotisme tsariste. Kaliayev a été désigné pour lancer la bombe, au grand désespoir de Stepan qui souhaitait s'en charger. Le lendemain, Dora et Annenkov sont à la fenêtre, à l'affût de l'explosion. La bombe doit être jetée au passage de la calèche du grand-duc pendant son trajet au théâtre. L'anxiété est à son comble. Un silence assourdissant règne. Un roulement lointain de calèche se fait entendre. De plus en plus proche, celui-ci finit par disparaître progressivement. Aucune détonation.

Alors qu'Annenkov et Dora conjecturent sur les faits qui auraient pu mener à l'échec de l'opération, Kaliayev entre, le visage défait. Les neveux du grand-duc se trouvaient avec celui-ci dans la calèche et il n'a pas eu le courage de lancer la bombe. Mais si l'Organisation décide de tuer les enfants, il lui est encore possible de lancer la bombe à la sortie du théâtre…

© Sébastien Toubon.
© Sébastien Toubon.
Au dilemme cornélien auquel sont confrontés ces révolutionnaires – peut-on sacrifier des innocents au nom d'une cause supérieure et juste ? –, Les avis divergent. Stepan, à qui toute empathie est étrangère, s'oppose à Kaliayev et à Dora. Jusqu'au-boutiste, il ne fait pas dans le sentiment. Pour lui, la fin justifie les moyens, et la mort de deux enfants n'est rien si elle permet de bâtir une Russie libérée du despotisme. Kaliayev, lui, se cramponne à sa dignité humaine et à sa conception de l'honneur : "(…) tuer des enfants est contraire à l'honneur".

Dora prône un ordre moral et défend une révolution par amour de la vie : "Mais la mort des neveux du grand-duc n'empêchera aucun enfant de mourir de faim. Même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites".

Le discours de Camus (1913-1960) nuance les pensées de chacun, scrute les failles, les exaltations, les contradictions et les doutes. Maxime d'Aboville signe ici l'adaptation et la mise en scène. Il a resserré le texte de Camus à l'extrême et réduit la distribution à quatre interprètes. Le spectacle dure 1 h 15 au lieu des 2 h, voire des 2 h 20, attendues. Et c'est pour le mieux. Ici, point d'abondance de paroles, de répétitions ou de verbiage amoureux entre Kaliayev et Dora. Le texte en ressort plus fort, plus puissant.

© Sébastien Toubon.
© Sébastien Toubon.
Pour la mise en scène, Maxime d'Aboville a pris le parti du statisme. Les personnages sont figés dans l'attente, dans la peur, dans l'angoisse. Point d'agitation inutile, de mouvements superflus. Tout comme le texte, les déplacements vont à l'essentiel, dans un raidissement de rigueur. La fièvre est palpable, la situation de péril imminent, glaçante. Cette tension sourde est amplifiée par la création sonore de Jason Del Campo qui rend les silences encore plus lourds, les ruptures, plus nettes.

Les quatre comédiens, tous excellents, se partagent les sept rôles de la distribution : Marie Wauquier, Dora et la grande-duchesse ; Arthur Cachia, Stepan et le directeur du département de police Skouratov ; Étienne Ménard, Annenkov et le détenu Foka ; et Oscar Voisin, Kaliayev.

Dans un jeu sobre et incarné, ils font tous preuve d'une grande justesse. Marie Wauquier, stoïque et fragile à la fois, incarne une Dora tiraillée entre son engagement et son désir de vivre. Arthur Cachia campe un Stepan proche du fanatisme, refusant toute concession et toute faiblesse, prêt à mener la révolution jusqu'au bout. Oscar Voisin figure un Kaliayev sensible et courageux, un poète exalté, bousculé dans ses sentiments et dans sa foi en la révolution. Étienne Ménard, en chef de parti, affiche une autorité calme et raisonnée.

© Sébastien Toubon.
© Sébastien Toubon.
La scénographie conçue par Charles Templon répond, elle aussi, à ce désir de sobriété : un espace dépouillé aux murs gris avec, en fond de scène, une toile peinte par Marguerite Danguy des Déserts, déjà utilisée par Maxime d'Aboville dans son seul-en-scène "Je ne suis pas Michel Bouquet" (2019). Un clin d'œil à Michel Bouquet qui fut l'interprète de Stepan, aux côtés de Maria Casarès et de Serge Reggiani, lors de la création de la pièce en 1949 au Théâtre Hébertot. Et, pour tout décor, une chaise. Dans ce cadre minimaliste, seuls importent les voix et les corps. La parole du prix Nobel de littérature n'en est que plus puissante.

Et c'est sans doute la phrase que lance le directeur du département de police Skouratov à Kaliayev qui résume le mieux la pensée de l'auteur : "Pourquoi, en ce cas, avez-vous épargné la grande-duchesse et ses neveux ? (…) Je vais vous dire pourquoi. Une idée peut tuer un grand-duc, mais elle arrive difficilement à tuer des enfants. Voilà ce que vous avez découvert. Alors, une question se pose : si l'idée n'arrive pas à tuer les enfants, mérite-t-elle qu'on tue un grand-duc ?"

La pensée de Camus résonne aujourd'hui avec toujours autant d'acuité, alors que, dans plusieurs parties du monde, l'absolu idéologique prime sur toute considération humaine. Un spectacle salutaire !
◙ Isabelle Fauvel

Texte : Albert Camus.
Adaptation et mise en scène : Maxime d'Aboville.
Avec : Arthur Cachia, Étienne Ménard, Oscar Voisin et Marie Wauquier.
Scénographie et costumes : Charles Templon, assisté de Pixie Martin.
Lumières : Alireza Kishipour.
Création sonore : Jason Del Campo.
Toile peinte : Marguerite Danguy Des Déserts.
Durée : 1h15.

Jusqu'au 4 janvier 2026.
Du mardi au samedi à 19 h, dimanche à 15 h.
Théâtre de Poche-Montparnasse 75, boulevard du Montparnasse, Paris 6e.
Téléphone : 01 45 44 50 21.
>> Billetterie en ligne
>> https://www.theatredepoche-montparnasse.com

Isabelle Fauvel
Mardi 23 Septembre 2025

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