La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Pitchouns

"Luce"… Comment naître à la connaissance ?

Luce, Théâtre Paris-Villette, Paris

Luce est une petite fille. Elle vit avec sa maman qui est comme un grand univers. Si grand que le reste n'existe pas. Jusqu'au jour où une maîtresse d'école la prend par la main pour l'emmener ailleurs et découvrir le grand monde… découvrir les choses, les êtres et la culture… et se découvrir elle-même, petit être humain. Une petite fille qui prend conscience de son être lorsque les quatre lettres de son nom s'inscrivent sur le grand tableau blanc et lui révèle qu'elle existe dans ce grand monde, qu'elle y a sa place : Luce comme un être unique identifié, autonome.



© Alejandro Guerrero.
© Alejandro Guerrero.
C'est ainsi que l'on pourrait résumer l'histoire qui nous est racontée ici, mais une description est bien insuffisante pour rendre compte de la rareté d'un tel spectacle qui cherche, à chaque instant, à éviter justement la narration par le langage pour nous faire partager cette histoire par le son, les images et le jeu des actrices. Un travail à la fois d'une très grande sobriété et d'une incroyable précision qui happe l'attention du début jusqu'à la fin. La fascination, les sourires, les émotions traversent ainsi tranquillement, pourrait-on dire, la salle.

Cyrille Louge s'est inspiré d'un texte de Jeanne Benameur mais il en extrait plutôt un panel de sensations et de visions qu'une trame suivie à la lettre. Ce texte, nous dit-il, il y pense depuis longtemps. Tout ce travail de mémoire, de macération, de réinvention et de réécriture a ainsi abouti à cette pièce épurée, d'autant plus forte et pertinente. C'est un peu comme s'il avait longuement infusé l'histoire de Luce pour en extraire les essences.

La scénographie est elle-même stylisée. Un grand panneau rectangulaire vertical (qui sert de support aux projections) clôt un pan de l'espace de fond tandis qu'un praticable carré délimite le sol. Dans ces limites rectilignes, les corps des comédiennes et les masques expressifs des marionnettes surgissent comme la vie même. Oui, l'histoire nous est racontée grâce à la présence de marionnettes de tailles humaines qui méritent un paragraphe pour elles-mêmes et pour le jeu qu'elles induisent.

© Alejandro Guerrero.
© Alejandro Guerrero.
Toute la mise en scène de Cyrille Louge va s'ingénier à mêler subtilement les différents médiums artistiques dont il use : une bande-son extrêmement fouillée, précise, expressive et variée, des vidéos qui ouvrent par moments d'autres espaces ou bien deviennent élément de jeu dans les scènes qui se déroulent en classe d'école ; et aussi la chorégraphie, la danse, la recherche de grâce dans le mouvement.

Le spectacle est très chorégraphié, dans une constante mouvance. Tout s'inscrit comme vu de l'intérieur. Les images se créent, les objets bougent par eux-mêmes, les décors se meuvent. Il y a une pulsation de vie qui provoque la sensation d'être à l'intérieur de ce corps-scène fait de perceptions, de sensations, de visions et d'écoute. C'est le cycle de la vie même qui est à la fois le cocon et le moteur rythmique de cette création.

L'usage de la marionnette est ici une déclinaison frappante, jamais gratuite. La mère, masque monumental étonnant dont l'expression varie suivant le jeu de manipulation ou de lumière qui l'anime. La petite fille, moitié humaine, moitié masque et membres de chiffon, comme la sécrétion d'un double qui n'est pas encore elle-même. Ces deux personnages aux expressions fortes ont une existence propre et inoubliable grâce à l'habile travail de manipulation et de chorégraphie car, dans ces tailles humaines, c'est tout le corps de l'interprète qui joue avec sa marionnette.

© Alejandro Guerrero.
© Alejandro Guerrero.
Des marionnettes d'une beauté et d'une expressivité frappante créées par Francesca Testi qui a mêlé ici deux formes extrêmement différentes : l'une un peu comme un totem, l'autre comme une vision organique, mais les deux parviennent à être en harmonie entre elles, et également avec la troisième interprète du spectacle qui, elle, la maitresse, est une simple créature sans masque.

Et l'on assiste, bouche bée, à l'incroyable parcours de cette petite fille, de cette mère et de cette maîtresse qui mène à une deuxième naissance : celle qui détache l'enfant et le rend à sa liberté. Dans la salle, autant les enfants que les grandes personnes sortent difficilement de la douce fascination provoquée par ce spectacle où chaque élément semble avoir été minutieusement et talentueusement ciselé.

Bravo aux trois comédiennes : Sophie Bezard, Mathilde Chabot, Sonia Enquin.

"Luce"

© Alejandro Guerrero.
© Alejandro Guerrero.
Librement inspiré du roman "Les Demeurées" de Jeanne Benameur (Éd. Denoël).
Écriture et mise en scène : Cyrille Louge.
Collaboration artistique Francesca Testi.
Avec : Sophie Bezard, Mathilde Chabot, Sonia Enquin.
Conception des marionnettes : Francesca Testi.
Scénographie : Cyrille Louge, Sandrine Lamblin.
Lumières : Angélique Bourcet.
Vidéo : Mathias Delfau.
Machinerie et régie plateau : Paul-Edouard Blanchard.
Costumes : Alice Touvet.
Durée : 50 minutes.
Dès 7 ans.
Par la Cie Marizibill.

Du 12 avril au 5 mai 2019.
Vendredi 12 et 19 avril à 19 h, dimanche 14 et 21 avril à 16 h, mercredi 24, jeudi 25, vendredi 26 avril à 14 h 30, dimanche 28 avril à 16 h, jeudi 2, vendredi 3 mai à 14 h 30, dimanche 5 mai à 16 h. Séances scolaires : jeudi 18 avril à 10 h et 14 h 30.
Théâtre Paris-Villette, Grande Salle, Paris 19e, 01 40 03 72 23.
>> theatre-paris-villette.fr

Bruno Fougniès
Mercredi 17 Avril 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024