La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Plus qu'un jour" avant "La corde"… où comment s'émanciper du joug obsolète de la famille

"Les fils prodigues", en tournée

Traiter de la relation à double sens père-fils dans une forme démonstrative de leurs incompréhensions, de leurs impossibilités à échanger, de leurs incapacités à la transmission, tel est le choix de Jean-Yves Ruf dans la création d'un judicieux diptyque unissant "Plus qu'un jour" de Conrad et "La corde" d'O'Neill. La proposition est intéressante mais aurait gagné à être plus ancrée dans l'actualité de nos virtualités relationnelles numériques où le lien familial s'use à se désacraliser.



"Plus qu'un jour" © Rodolphe Gonzalez.
"Plus qu'un jour" © Rodolphe Gonzalez.
Ce diptyque est né de la rencontre entre Jean-Yves Ruf et "Plus qu'un jour", texte court de Joseph Conrad, expression d'une attente sans résolution, celle d'un fils parti, celle d'un père dans une espérance du retour. La brièveté du conte lui fit adjoindre une pièce de jeunesse d'Eugene O'Neill écrite dix-ans plus tard… Une association jouant d'étonnantes résonances, de misère morale, misère sociale, sécheresse des cœurs.

Tout d'abord, comme un préambule d'une vie aux rêves enfouis, aux espoirs de jeunesse déjà perdus, aux destins définitivement brisés par une pauvreté tant sociale, qu'intellectuelle, un père, dit le capitaine, marin, attend son fils parti depuis des années en mer, version marchande ; la fille d'à côté, Bessie, douce et bienveillante, fait la lecture sur des airs bibliques à son père aveugle. Pour se changer les idées, se distraire, casser la monotonie, la tristesse de son quotidien, elle visite son voisin le capitaine.

Celui-ci, plein de remords, fantasme le retour de son fils Harry qui navigue sous d'autres eaux, ailleurs, autrement, après une dispute, pour oublier une filiation autoritaire… Dans son espoir de réconciliation, prenant une folle démesure, il envisage même une union avec la jeune et mélancolique voisine. Et le fils, un jour, finit par revenir, méconnaissable car changé, plus vieux, ayant quitté "l'adolescence"… et l'image que s'en fait le père.

"Plus qu'un jour" © Rodolphe Gonzalez.
"Plus qu'un jour" © Rodolphe Gonzalez.
Ce dernier ne le reconnaît pas, évidemment, l'accueille avec le fusil, refuse la (re)prise de contact, ne l'identifie pas, ou n'admet pas que celui-ci est forcément devenu un autre… Lenteur narrative, laisser le temps au temps, le temps d'une impossible reconstruction, des échanges à bâtir. Le père, après avoir enfin reçu ce fils, avoir admis son retour et le changement, voudrait qu'il se marie avec Bessie. Mais peut-on retenir un sauvageon, un rejeton épris de liberté, par une simple union ?

Version deux, celle d'une ruine, d'une décomposition, d'une désagrégation familiale avec le texte d'Eugene O'Neill… Une déliquescence qui se retrouve sur les murs mêmes du décor en habit de bicoque côtière tout autant que fermière, tourmentés par des vents marins et des mers tumultueuses que distillent des vidéos éloquentes, suintant de tempêtes passées ou à venir.

Dans "La corde", celle-ci attend, en compagnie du patriarche (ou l'inverse !), le retour de l'indigne fils voleur. Ainsi guette la pendaison, vengeance pour un déshonneur subi, pour effectuer l'effacement d'un péché commis (nouvelle référence aux récits bibliques)… Histoire d'argent, héritage, fratrie, vols de biens, microcosme familial où l'argent devient la seule valeur réellement transmissible, ou du moins la seule revendiquée par une descendance irrémédiablement rebelle, et devenu insoumise.

Usant - par le bénéfice d'une traduction joueuse, voire audacieuse, de Françoise Morvan, dans une langue utilisée, sans officialité, en Basse Bretagne (savoureuses transpositions de tournures anglo-irlandaises en phrasés franco-breton) - d'une prose ludique, explicite, inventive, les dialogues illuminent la réapparition du fils scélérat, offrant une vision brute, assez déjantée, d'une famille un rien foutraque et trash. Celui-ci s'unira avec sa sœur et son beau-frère pour envisager la prise d'une cagnotte nouvellement reconstituée par le père.

Ainsi, tout comme la langue rompt avec une certaine "normalité", les normes sont encore une fois transgressées par l'envie, le pouvoir hypnotique de la fortune. Mais ici personne n'est gagnant, sauf la petite Marie, enfant du couple, qui découvrant le sac d'argent tombé du bout de la corde de pendaison, enverra, par simple jeu, pour "faire des ricochets sur l'eau", toutes les piécettes d'or à la mer.

"La corde" © Rodolphe Gonzalez.
"La corde" © Rodolphe Gonzalez.
Sont posées indéniablement des questions très actuelles sur la famille, sa perte de cohésion, voire sa déliquescence et sur la problématique de la transmission des valeurs morales et patrimoniales… Quel sens donner à l'item "famille" ? Que devient la passation père fils ? Et osons sortir du carcan biblique, judéo-chrétien - même si cela n'est pas présent dans le spectacle - pour interroger celles touchant aux relations mère fille, père fille, etc.

Jean-Yves Ruf emprunte un chemin semé de quelques-unes de ces pierres angulaires constructives de notre civilisation et il réussit à nous emmener au bout de son exploration, de sa proposition théâtrale, grâce notamment à l'engagement et au talent des comédiens, et à une mise en scène dynamique, bien rythmée et passionnée, où les êtres sont parfois bousculés par les assauts de quelques bourrasques marines.

Mais si la deuxième partie apporte une énergie dramaturgique indéniable, la réussite ne nous a pas paru complète, légèrement plombée par une première partie trop faible, manquant de caractère, et donc n'ayant pas la capacité à rendre totalement cohérent le choix du diptyque.

Vu le 19 janvier 2018 au Maillon, Théâtre de Strasbourg - Scène européenne (67).

"Les fils prodigues"

"La corde" © Rodolphe Gonzalez.
"La corde" © Rodolphe Gonzalez.
Diptyque rassemblant :
"Plus qu'un jour" de Joseph Conrad et "La corde" d'Eugène O'Neill.
Nouvelles traductions : Françoise Morvan.
Mise en scène : Jean-Yves Ruf.
Avec : Djamel Belghazi, Jérôme Derre, Johanna Hesse, Vincent Mourlon, Fred Ulysse.
Création son et vidéo : Jean-Damien Ratel.
Création lumière : Christian Dubet.
Décors : Laure Pichat.
Costumes : Claudia Jenatsch.
Par le Chat Borgne Théâtre.
Création Comédie de Picardie.

Tournée

"Plus qu'un jour" © Rodolphe Gonzalez.
"Plus qu'un jour" © Rodolphe Gonzalez.
20 et 21 mars 2018 : Théâtre de Sénart - Scène nationale, Sénart (77).
4, 5, 6 et 7 avril 2018 : Comédie de Picardie, Amiens (80).
17, 18 et 19 avril 2018 : Comédie de l'Est - CDN, Colmar (68).

Gil Chauveau
Mardi 20 Mars 2018


1.Posté par simiand le 10/07/2022 17:48
Bonjour,
Je souhaite me procurer la traduction de "the rope" de E. O'Neill par Françoise Morvan.
Pouvez-vous me dire où je peux l'acheter.
Merci beaucoup.
Gilbert

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024