La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2024

•Off 2024• "Ma République et moi" Histoire en-jouée d'un dévoilement… Où l'on voit non sans plaisir le théâtre mettre à nu les préjugés nationaux

Lorsqu'un certain 11 octobre 2019, lors d'une séance du Conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, un élu du Rassemblement (antiphrase) National intervient – "au nom de la laïcité, des valeurs de la République et de la liberté des femmes de par le monde" (références ayant statut ici d'antiphrases) – pour exiger qu'une femme accompagnant les enfants invités retire son voile, Issam Rachyq-Ahrad se croit victime d'une hallucination… L'histoire privée de sa propre mère, confrontée aux humiliations et rejets banalisés, se rejouerait-elle en direct sur la scène publique d'un hémicycle de la République ?



© Xavier Cantat.
© Xavier Cantat.
Issam, originaire de Cognac – cité charentaise mondialement connue pour son eau-de-vie – et se sentant de fait pleinement "citoyen charentais", est devenu grâce à l'école de la République auteur, metteur en scène et interprète. C'est donc tout naturellement à la scène qu'il va confier – lui l'enfant d'une mère marocaine accueillie en France au titre du regroupement familial accordé naguère par Giscard d'Estaing afin d'intégrer les travailleurs étrangers dont l'économie du pays avait alors grand besoin – le soin de mettre en jeu l'histoire "exemplaire" de sa propre mère. Un prêté pour un rendu… L'école lui ayant permis de s'extraire de la condition de ses parents exploités, il entend à son tour favoriser le passage des générations suivantes vers l'émancipation grâce aux arts vivants.

Avec, pour tout décor, le fauteuil rouge de sa mère et sa radiocassette, son entrée en jeu est tout sourire. Loin de la hargne vindicative affichée souvent par les contempteurs de l'Arabe diabolisé, c'est sa bienveillance naturelle qui, d'emblée, nous illumine. Lançant au public un chaleureux "Marhaban", le bienvenue de sa mère en arabe, il crée de suite une complicité en montrant sur son portable la photo de son fils tout aussi rayonnant de vie. Et lorsqu'il s'amuse à décompter les arabophones présents, c'est pour mieux nous rassurer : s'adressant à ses "frères humains" (cf. son rôle dans "Ô vous frères humains" d'Alain Timar, Avignon 2014), il s'emploiera à traduire les (courts) passages de la langue d'origine de ses parents afin de ne risquer laisser personne sur la touche… Une petite intention qui résonne en creux avec "l'accueil" réservé aux étrangers très souvent abandonnés sur notre sol à leur langue.

© Alexandre Slyper.
© Alexandre Slyper.
Plongée dans son existence de petit Arabe français ayant vécu en HLM avec vue imprenable… sur un centre commercial d'un côté et une station d'épuration de l'autre. Toujours avec un brin d'humour et une grande tendresse, il racontera les modélisations de pensée de ses parents, victimes du formatage sociétal : "Lire, c'est pour les bourgeois" disait la mère, quant au père, maçon, il découpait la vie à l'aune de ses nécessaires "C'est cher, c'est pas cher". Les papiers administratifs, à la maison, c'est lui qui les remplissait. Tout comme il assistait ses parents lors des réunions parents-professeurs. Aucun misérabilisme dans cette évocation, mais la réalité vécue donnée à voir et à entendre sur un plateau de théâtre.

Sa mère au prénom de Reine… Une histoire d'amour qui perdure au-delà de la honte qu'il a pu ressentir à ses dix ans pour une mère ne ressemblant pas au canon de l'éternel féminin occidental portant talons ou aux modèles faisant la couverture des magazines people. Lui-même, n'échappant pas aux diktats normatifs, n'a-t-il pas "caché" un temps sa mère avec en prime une culpabilité latente ? Expérience sensible partagée avec d'autres ayant eu au même âge honte de leur père venant, dans une voiture familiale ressemblant "à une caisse à savon", les attendre en bleu de travail à la sortie du lycée…

En dramaturge accompli, grâce à son cursus théâtral public, Issam n'hésitera pas à endosser le personnage de sa mère, pour qui la seule chose qui passe avant les enfants… c'est Dieu. Revêtant alors méticuleusement son voile dans une chorégraphie ralentie savamment étudiée, il s'assoit dans son fauteuil. Adoptant la posture de sa génitrice écoutant Dalida, son idole à laquelle elle a toujours rêvé ressembler, il/elle égrènera les souvenirs enfouis d'une existence de femme libre… Son permis de conduire, la liberté ! Ses formations, son poste de cuisinière à l'hôpital, un travail apprécié !

© Xavier Cantat.
© Xavier Cantat.
En revanche, ce qui l'a empêchée, la mère, c'est l'accent. Oui, quand c'est celui de Jane Birkin, on le trouve charmant, mais le sien… Et l'humour triomphe encore dans la saillie concernant ses exigences vis-à-vis de ses enfants : "Si vous travaillez pas à l'école, je vous tue !", assortie du commentaire hilare de sa progéniture : "injonction plus efficace en matière d'éducation que les prescriptions de Maria Montessori"…

Mais si l'humour – encore lui – est une botte secrète utilisée en commun avec sa mère pour mettre à distance les outrages subis, il n'empêche aucunement la gravité lorsque jaillissant de la pénombre est projetée sur un écran blanc, accompagnée d'une musique douce faisant contrepoint, la litanie d'insultes "ordinaires" qu'elle reçoit. Inutile de les citer ici, sauf une peut-être… identifiant leurs origines : "La France aux Français. Jeanne, sauve-nous !".

Pas question pour autant, fût-ce pour souligner l'impensé des médiocres, de plomber la tonalité joyeuse de cette conviviale rencontre (théâtrale)… Issam entonnera en arabe et avec talent un chant sur une musique baroque du compositeur Georg Friedrich Haendel, celui-là même qui avait librement choisi que son nom change de graphie en fonction du pays où il se trouvait. En revanche, si pour Issam demander à ses seize ans la nationalité française s'imposait comme une évidence coulant de source, la proposition de l'agent de l'état civil lui proposant alors de franciser son nom "afin de favoriser son intégration" le laissera pour le moins perplexe… Sous une pluie de confettis tombant des cintres, celui qui s'appelle toujours du beau prénom d'Issam, fêtera sous nos yeux complices son intronisation hexagonale.

© Xavier Cantat.
© Xavier Cantat.
Viendront le temps de la préparation du thé par la mère, filmée de sa cuisine, et des secrets révélés… Celui de la touche supplémentaire à apporter au goût sans pareil de la concoction matriarcale, et enfin celui de son choix singulier de porter le voile… Un choix tout personnel, aux antipodes des idées reçues, faisant voler en éclats les préjugés communs.

On ressort de cette cérémonie artistique – c'en est une, si familiale et conviviale soit-elle – profondément touché par la sincérité à fleur de peau d'un fils mettant en jeu l'amour qu'il porte à sa mère présente ce soir-là dans la salle, une mère généreuse qui nous a préparé thé et gâteaux… Mais, bien au-delà du beau roman familial incarné avec humour et fantaisie, ce qui est présenté prend allure de récit initiatique, de fable poétique et politique. En effet Issam Rachyq-Ahrad, en plus de ses talents professionnels, porte en lui une intelligence sensible…

Il a fait sien le mantra que pour combattre l'ineptie des rejets des racistes de tous poils, "il ne fallait pas utiliser les outils du maître pour détruire sa maison" (cf. discours d'une féministe noire, New York 1979), ne pas s'abandonner à la tentation primaire de répondre en miroir à la violence aveugle, et, tout au contraire, faire preuve d'une douceur naturelle totalement… désarmante !

Vu le mardi 30 avril à La Manufacture - CDCN de Bordeaux.

"Ma République et moi"

Texte : Issam Rachyq-Ahrad.
Mise en scène et jeu : Issam Rachyq-Ahrad.
Collaboration artistique : Thibault Amorfini.
Dramaturgie, scénographie : Fréd Hocké.
Lumière : Fréd Hocké.
Création son : Frédéric Minière.
Chant : Jeanne-Sarah Deledicq.
Régie lumière, son et vidéo : Zacharie Dutertre, Nicolas De Castro, Fréd Hocké.
Durée : 1 h.

Représenté le 30 avril 2024 à La Manufacture - CDCN à Bordeaux (33).

Tournée
Du 22 au 26 mai 2024 : Théâtre Gérard Philipe - CDN, Saint-Denis (93).

•Avignon Off 2024•
Du 29 juin au 21 juillet 2024.
Tous les jours à 14 h. Relâche le mercredi.
Théâtre des Halles, Salle de la Chapelle, 22, rue du Roi René (entrée public), Avignon.
Réservations : 04 32 76 24 51.
>> theatredeshalles.com

Yves Kafka
Mercredi 8 Mai 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024