La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Madama Butterfly" vue par Satoko Ichihara Humour décomplexée comme critique socioculturelle du culte de l'Occident

C'était en regardant les "chasseuses d'étrangers" à Roppongi que Satoko Ichihara s'est rendu compte du culte de l'Occident profondément ancré dans la culture japonaise. "Madama Butterfly" de Puccini, représentation du fantasme orientaliste par excellence, est, pour Ichihara, à la fois lpoint de départ et matière de base pour sa critique socioculturelle. Le spectacle, débuté en septembre 2021 à Zurich, est repris dans le cadre des Semaines de fête viennoises (Wiener Festwochen).



© Philip Frowein.
© Philip Frowein.
Nous connaissons tous le récit de Madama Butterfly de Puccini que le compositeur qualifie de "tragédie japonaise" : Cio-Cio-San alias Madama Butterfly se marie très jeune (plus précisément est donnée à un mariage pour un prix relativement bas) à Pinkerton, un officier marin américain qui souhaite avoir de la compagnie pendant son séjour au Japon. Butterfly, pure et naïve, se donne cœur et âme sans réaliser que celui-ci ne la regarde que comme un divertissement. Elle est enceinte suite à une nuit d'amour et, peu de temps après, Pinkerton part pour une mission.

Abandonnée pendant des années sans nouvelles de son mari, elle reste fidèle et prend bon soin de leur enfant. Un jour, Pinkerton revient enfin au Japon, mais n'est plus seul : il emmène avec lui son épouse américaine, Kate, qu'il qualifie d'une "véritable" femme. Butterfly tombe dans une grande tristesse et décide enfin de se sacrifier pour garder l'honneur de son mari. Elle lui laisse son enfant et se suicide dans la solitude. Satoko Ichihara voit dans cet opéra à la fois une source de critique et d'autoréflexion. La reprise du spectacle, débuté en septembre 2021 à Zurich, se fait dans le cadre des Semaines de fête viennoises (Wiener Festwochen).

L'intention de déconstruire le mythe romantique de Puccini est nous apparaît dès le début. En entrant dans la petite salle de spectacle au brut nordwest (Nordwestbahnstrasse 8-10, Vienne), nous entendons les plus beaux airs de Butterfly chantées par Maria Callas. Sur l'écran principal et sur deux télés, côtés jardin et cour, est projeté, en gros plan, le visage graphiquement manipulé de Butterfly (incarnée par Kyoko Takenaka), dont la bouche semble bouger avec la musique.

Quand le spectacle commence enfin, on découvre les décors de Stefan Britze qui sont d'une grande simplicité. Dans un angle formé par deux murs, Butterfly nous dévoile son cœur face à deux projections (de style animé) créées par Juan Ferrari. D'une part, un avatar d'elle-même qui tente de convaincre qu'il n'y a rien de mauvais dans la beauté japonaise et, l'autre, un avatar de Kate, grande et blonde, que Butterfly souhaite devenir. D'une manière enfantine, elle-même étant un stéréotype de la manière dont se conduisent des Japonaises, Butterfly se lance dans une crise d'identité qui révèle son complexe d'infériorité. Le message : elle regrette que ses yeux soient "trop petits" et son visage "trop plat". Elle veut devenir comme l'une des images "idéales" qu'elle voit constamment dans les médias japonais. Elle veut même devenir la Vierge Marie qui, selon elle, est digne d'adoration des religieux puisqu'elle est belle et désirable.

Plus tard, nous voyons l'obsession de Butterfly pour l'idéal de beauté blanche qui se manifeste dans une vidéo tutorielle ironique intitulée "Comment devenir attirante pour des gaijins". Selon celle-ci, les Japonaises n'ont que deux types de make-up pour satisfaire aux "attentes" : soit se maquiller deux yeux pour les rendre gros et colorer les cheveux en blond, soit se faire "aussi asiatique que possible comme des chasseuses à Roppongi", avec de longs cheveux noirs de jais et rouge vif. Butterfly choisit ce dernier pour attraper Pinkerton.

© Philip Frowein.
© Philip Frowein.
D'un côté, la fascination de l'Occident profondément ancrée et, de l'autre, le rejet de sa propre identité : c'est ainsi que Butterfly devient une "chasseuse de gaijin" et rêve d'engendrer des enfants "ha-fu" (terme japonais désignant des enfants métisses) pour "corriger" son manque de beauté. Chez Ichihara, la figure de Butterfly n'est pas un personnage tragique, mais un personnage type de "chasseuse de gaijin", c'est-à-dire une femme qui n'est attirée que par des étrangers, notamment des blancs, ce qui est toujours d'actualité au Japon. L'humanité du personnage débarrassé du du fantasme d'Orient est sondée au moyen d'humours piquantes.

Quand Pinkerton, incarné en travesti par l'actrice turco-allemande Sascha Özlem Soydan, arrive enfin, le marin américain est également débarrassé du romantisme de l'opéra. Dans une tirade vive et humoristique qui va de pair avec un certain charme androgyne, Soydan s'explique au travers de Pinkerton qui n'est alors plus un officier marin, mais seulement un enseignant en anglais qui se déguise dans ce rôle pour attirer les Japonaises "crédules". La rencontre devient encore plus pénible lorsque Butterfly confirme ce stéréotype. Elle en est même fière au point qu'elle se conforme au fétiche yellow fever : une apparence "exotique", selon le standard occidental, avec la volonté de satisfaire au fantasme de soumission qui consiste à se laisser faire et de ne rien dire en guise d'obéissance.

Même la nuit d'amour, l'un des moments musicalement les plus passionnants dans l'opéra, est démythifiée pour la montrer dans son contexte réel : deux étrangers qui ne se comprennent pas à cause de la différence des langues, qui n'ont aucune idée l'un l'autre, s'adonnant au plaisir facile et animal. Butterfly, ne parlant pas anglais, demande à son nouveau mari américain, grâce à une phrase mémorisée prononcée avec un gros accent japonais : "peux-tu m'injecter de ton jus blanc ?". Détaché du regard sexiste du romantisme, le mariage avec Pinkerton est loin d'une histoire d'amour tragique, mais un phénomène socioculturel qui a ses propres conséquences (malheureuses). Dans le cas de Butterfly, son fils ha-fu souffre dans sa jeunesse, ne se sentant ni japonais ni américain, une expérience dont Ichihara elle-même a été témoin.

Après le mariage de Butterfly, la discussion devient de plus en plus ouverte et libre. La chanteuse genderqueer américaine Brandy Butler, incarnant la figure "Fuyuko", fournit au thème socioculturel abordé une généralité "sans couleur" et un appui enjoué. Pendant une conversation en direct entre Butterfly et son fils (Yan Balistol, comédien suisse d'origine israélienne et philippine), elle parle librement de la comparaison entre la "taille japonaise" et la "taille américaine", un sujet de blague assez courant, et justifie sa préférence pour la première.

Butler-Fuyuko devient ici une porte-parole pour des Japonaises fières d'elles-mêmes et de leur propre culture, et dans un même temps comme contre-modèle des "chasseuses de gaijin". Après, c'est le fils de Butterfly qui exprime ses malheurs d'enfant ha-fu. Dans ses lamentations, le "pénis américain" devient une allégorie du sens de non-appartenance à la culture japonaise. Il est malheureux puisqu'il ne peut trouver aucune femme qui l'apprécie comme il est et avec cela accepte le fait qu'il est un "Japonais avec un pénis américain" qui parle aussi bien l'anglais que le japonais. Ichihara fait de Butterfly le témoin même de cette souffrance et permet une prolongation du mythe au-delà de son contexte et sa dure réalité, ignorée cependant dans le fantasme orientaliste. La scène ultime de l'opéra, son suicide, est banalisée. Elle ne suicide pas à cause du cœur brisé, mais en obéissant au fils qui lui dit de se tuer, tellement il la trouve insupportable.

En somme, Ichihara ne fait que dire l'absurde vérité du culte de l'Occident et du fantasme orientaliste de l'opéra en faisant rire. Il est néanmoins impossible de rater l'esprit critique qui conduit la performance, disséquant le fantasme orientaliste non seulement pour montrer son sexisme inhérent, mais surtout son absurdité dans le monde réel. La franchise est poussée au point que certains pourraient la juger vulgaire, mais elle sert bien l'humour et la démonstration factuelle qui, elle, n'édulcore rien. Même les hyperboles nous font réfléchir, car elles contiennent tout de même un grain de vérité.

Le courage de jouer avec les topoï féministes occidentaux transmet un message implicite affirmant que les Japonaises n'ont en effet pas besoin de l'aide du féminisme occidental pour se libérer. Ce qu'il leur faut, c'est de voir le culte de l'Occident comme il est et de l'en sortir de leurs propres têtes. Or, cette conclusion n'est pas destinée qu'aux Japonaises, mais aussi aux spectateurs qui laissent une place à leur réflexion et arrive à leur propre conclusion. Le but d'Ichihara n'est pas de nous faire la morale, mais de nous faire réfléchir.

Vu le 17 mai 2022 au brut nordwest (Nordwestbahnstraße 8-10) à Vienne.

"Madama Butterfly"

Spectacle en japonais et anglais, avec sous-titre en anglais et allemand.
Une co-production Zürcher Theater Spektakel et Q Theatre Company de Tokyo.
Texte et mise en scène : Satoko Ichihara.
Dramaturgie : Tine Milz.
Sous-titre : Sarah Calörtscher, Tine Milz (en allemand), Aya Ogawa (en anglais).
Décors et costumes : Stefan Britze.
Vidéo : Juan Ferrari.

Les représentations se sont déroulées du 15 au 18 mai 2022.
>> Site des Wiener Festwochen

Vinda Miguna
Jeudi 26 Mai 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022










À découvrir

"Salle des Fêtes" Des territoires aux terroirs, Baptiste Amann arpente la nature humaine

Après le choc de sa trilogie "Des Territoires", dont les trois volets furent présentés en un seul bloc de sept heures à Avignon lors du Festival In de 2021, le metteur en scène se tourne vers un autre habitat. Abandonnant le pavillon de banlieue où vivait la fratrie de ses créations précédentes, il dirige sa recherche d'humanités dans une salle des fêtes, lieu protéiforme où se retrouvent les habitants d'un village. Toujours convaincu que seul ce qui fait communauté peut servir de viatique à la traversée de l'existence.

© Pierre Planchenault.
Si, dans "La vie mode d'emploi", Georges Perec avait imaginé l'existence des habitants d'un bâtiment haussmannien dont il aurait retiré la façade à un instant T, Baptiste Amann nous immerge dans la réalité auto-fictionnelle d'une communauté villageoise réunie à l'occasion de quatre événements rythmant les quatre saisons d'une année. Au fil de ces rendez-vous, ce sont les aspirations de chacun qui se confrontent à la réalité - la leur et celle des autres - révélant, au sens argentique d'une pellicule que l'on développe, des aspérités insoupçonnées.

Tout commence à l'automne avec l'exaltation d'un couple de jeunes femmes s'établissant à la campagne. Avec le montant de la vente de l'appartement parisien de l'une d'elles, écrivaine - appartement acquis grâce au roman relatant la maladie psychiatrique du frère qui les accompagne dans leur transhumance rurale -, elles viennent de s'installer dans une usine désaffectée flanquée de ses anciennes écluses toujours en service. Organisée par le jeune maire survient la réunion du conseil consultatif concernant la loi engagement et proximité, l'occasion de faire connaissance avec leur nouvelle communauté.

Yves Kafka
17/10/2022
Spectacle à la Une

"Qui a cru Kenneth Arnold ?" Une histoire à dormir… éveillé

Levant la tête vers le ciel, qui pourrait soutenir encore que le monde s'organise autour de la Terre centrale et immobile… depuis que Copernic et Galilée ont renversé magistralement la hiérarchie du système solaire, rejetant notre planète Terre - actrice décatie et déchue - au rang d'accessoire de l'étoile Soleil ? De même qui, de nos jours, pourrait être assez obtus pour affirmer que d'autres formes d'intelligences ne puissent exister dans l'univers… depuis que le GEIPAN (Groupe d'Études et d'Informations sur les Phénomènes Aérospatiaux Non-identifiés) a été scientifiquement créé pour démêler le vrai des infox entourant ces phénomènes ? Le collectif OS'O, la tête dans les étoiles (cf. "X", sa précédente création), s'empare de ce sujet ultrasensible pour apporter sa contribution… "hautement" artistique.

© Frédéric Desmesure.
Dans l'écrin du Studio de création du TnBA, une table avec, pour arrière-plan, un écran tendu plantent le décor de cette vraie fausse conférence sur les P.A.N. Mobilisant les ressources de la haute technologie - bricolée frénétiquement - un (vrai) acteur (faux) conférencier de haut vol, assisté d'une (vraie) actrice (fausse) scientifique coincée dans ses notes, et accompagné d'un (vrai) acteur complice, (faux) journaliste critique, incrusté dans les rangs du public, le maître ufologue va compiler les témoignages venus d'ici et d'ailleurs.

Sur le ton amusé des confidences, le conférencier introduit la session en livrant son étrange vision d'une nuit d'été où, à l'aube de ses quinze ans, à 23 h 23 précises, il fut témoin d'une apparition fulgurante alors qu'il promenait son chien sur une plage… Et, encore plus étranges, les deux heures qui suivirent et leur absence de souvenirs, comme s'il avait été "ravi à lui-même", enlevé par les passagers des soucoupes orange…

Suivent d'autres témoignages reposant eux sur des archives projetées. Ainsi, dans l'état du New Hampshire, du couple Betty et Barney Hill, témoignant "en gros plan" avoir été enlevé par des extraterrestres dans la nuit du 19 au 20 septembre 1961. Ainsi, au sud du Pérou, des géoglyphes de Nazca, photographies à l'appui montrant un système complexe de lignes géométriques seulement visibles du ciel… et ne pouvant avoir été tracées que par des extraterrestres…

Yves Kafka
09/02/2023
Spectacle à la Une

Dans "Nos jardins Histoire(s) de France #2", la parole elle aussi pousse, bourgeonne et donne des fruits

"Nos Jardins", ce sont les jardins ouvriers, ces petits lopins de terre que certaines communes ont commencé à mettre à disposition des administrés à la fin du XIXe siècle. Le but était de fournir ainsi aux concitoyens les plus pauvres un petit bout de terre où cultiver légumes, tubercules et fruits de manière à soulager les finances de ces ménages, mais aussi de profiter des joies de la nature. "Nos Jardins", ce sont également les jardins d'agrément que les nobles, les rois puis les bourgeois firent construire autour de leurs châteaux par des jardiniers dont certains, comme André Le Nôtre, devinrent extrêmement réputés. Ce spectacle englobe ces deux visions de la terre pour développer un débat militant, social et historique.

Photo de répétition © Cie du Double.
L'argument de la pièce raconte la prochaine destruction d'un jardin ouvrier pour implanter à sa place un centre commercial. On est ici en prise directe avec l'actualité. Il y a un an, la destruction d'une partie des jardins ouvriers d'Aubervilliers pour construire des infrastructures accueillant les JO 2024 avait soulevé la colère d'une partie des habitants et l'action de défenseurs des jardins. Le jugement de relaxe de ces derniers ne date que de quelques semaines. Un sujet brûlant donc, à l'heure où chaque mètre carré de béton à la surface du globe le prive d'une goutte de vie.

Trois personnages sont impliqués dans cette tragédie sociale : deux lycéennes et un lycéen. Les deux premières forment le noyau dur de cette résistance à la destruction, le dernier est tout dévoué au modernisme, féru de mode et sans doute de fast-food, il se moque bien des légumes qui poussent sans aucune beauté à ses yeux. L'auteur Amine Adjina met ainsi en place les germes d'un débat qui va opposer les deux camps.

Bruno Fougniès
23/12/2022