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Avignon 2024

•In 2024• "Dämon, El funeral de Bergman" Merdre de merdre, ça décrotte sec dans la Cour…

Ainsi aurait pu jacter le mythique Père Ubu découvrant, ce soir d'inauguration de la 78e édition du Festival mythique, Angelica Liddell mettant en jeu sans retenue aucune son art décapeur. À peine tues les trompettes consensuelles de Maurice Jarre, la performeuse débridée s'emploie à bousculer, sensuellement et avec une jubilation salutaire, la règle de bienséance… au risque parfois de nous engloutir dans un raz de marée tant son rejet des conventions hypocrites déborde de tous bords… "Illuminée" par Ingmar Bergman – son inspirateur contempteur de la morale qui, par essence, ne peut être que bourgeoise – elle se débat comme une belle diablesse faisant résonner la Cour de son engagement total.



© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
"Prends garde à toi connard, on se reverra à la prochaine pièce", la citation empruntée à August Strindberg, et projetée en lettres capitales (comme la peine du même nom) sur le Palais des Papes, cristallisera en guise de chute l'essence sulfureuse des deux heures performées. Tels les démons qu'elle convoque sur scène, l'artiste (c'en est une, aucune équivoque possible) se livre à nu avec une frénésie indomptable, comme shootée par la rage chevillée au corps. Entourée par les comédiennes et comédiens du Dramaten (théâtre royal de Suède), incarnant en toute liberté les affres de la solitude, de la vieillesse et de la mort dont l'ombre se profile à l'horizon de ses cinquante-sept années, elle fait figure d'une prêtresse géniale et maléfique réglant ses comptes avec les démons, les siens de toujours y compris.

Succédant à la traversée liminaire d'un Pape (Jean-Paul II dont les funérailles ont inspiré Bergman pour anticiper les siennes célébrées ce soir) vêtu d'une soutane blanche, contemplant d'un air dubitatif et dans un silence de mort l'impressionnante façade de "son" Palais, Angélica Liddell fait son entrée, revêtue, elle, d'un déshabillé immaculé s'ouvrant généreusement sur sa nudité vespérale. Alors que derrière les fenêtres éclairées de l'imposante façade se profilent les fantômes des corps violés et torturés, avant d'avoir été précipités du haut de la Tour de la Glacière (massacre de la nuit du 16 au 17 octobre 1791), l'officiante dresse silencieusement un bidet au centre de la scène, le remplit d'un broc d'eau et se lave tranquillement le cul nu exposé généreusement face au public, avant d'aller jeter rageusement son contenu sur la façade souillée par le sang des victimes. Un acte de purification renvoyant à leur hypocrisie ceux pratiqués par l'Église catholique apostolique et romaine.

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Le ton est donné… Suivront d'autres actes de rachat des humiliations subies. Inspirée par les carnets noirs d'Ingmar Bergman, confiant notamment son coup de poing asséné en pleine figure à un critique peu amène, Angélica Liddell se livre à une revue de presse particulièrement inouïe… Faisant face au Palais, elle lit des extraits de critiques dont les noms sont scandés avec véhémence dans une sorte de cérémonie expiatoire. Rejoignant son mentor dans la haine partagée des critiques qui l'ont malmenée, elle passe en revue comme les grains d'un chapelet païen ceux d'Armelle Héliot du Figaro, de Fabienne Darge du Monde, d'Adrien Volle de SceneWeb, de Stéphane Capron de France Inter (qu'elle n'hésite pas au passage de rebaptiser Cabrón, soit connard en espagnol)… Si certaines bonnes âmes se sentaient choquées par ces saillies frontales, on pourrait leur répondre que le théâtre n'appartient pas aux critiques… et que la liberté (toute légitime) qu'est la leur se doit de trouver son pendant dans la liberté de l'artiste qui n'a nullement vocation à se laisser détruire sans réagir.

Venue parler en ouvrant grand sa voix, elle sonne l'heure de l'homélie… Une introspection furieuse où se mêlent ses désirs les plus obscurs et son aspiration à la lumière éclatante, sa haine des hommes et des femmes reliées par l'obsession d'une dernière baise, son dégoût pour la pourriture en marche dans les corps et les âmes réunis hypocritement dans les dîners en ville ou en famille, avec cette chute à valeur rédemptrice extraite d'une pièce d'August Strindberg : "Comme je les plains, les gens, comme je les plains…". Au final, la pitié plutôt que la haine.

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Réparer l'irréparable, telle est la question posée par le corps torturé de la performeuse ne faisant qu'une avec ses propos, jusqu'à épuisement physique. Réparer, mais est-ce possible tant que la haine reste refoulée ? La faire advenir au travers du flux ininterrompu de mots qui la nomment, des mots débarrassés de la coque du vernis sociétal. Du vrai sang, des vraies matières s'écoulant du corps vivant, et ne plus se satisfaire du sang artificiel de théâtre pour évoquer celui des victimes qui a naguère giclé sur les murs du Palais des papes…

Et toujours cette obsession lancinante : qu'arrivera-t-il de moi lorsque la vieillesse dégradante et répugnante s'en emparera ? Besoin vital d'expurger les images de vieillards macérant dans leurs urines et victimes de soignants horribles. Prenant à parti le public, la performeuse décoche alors une flèche recentrant les origines de l'horreur commune : "Auschwitz n'est pas l'œuvre de tortionnaires, mais de fonctionnaires. Le savez-vous ?".

La seconde partie convoquera sur le plateau un bataillon de fauteuils roulants et de figurant(e)s dont les ballets chorégraphiés associés à ceux d'un brancard à roulettes introduiront plastiquement au monde d'avant la mort. Face à un jeune garçon aux yeux bandés, invité avec bienveillance à s'asseoir dans un fauteuil roulant (lui qui n'échappera pas non plus à la mort), la sarabande de la faucheuse en sursis prend l'allure d'une cérémonie conjuratoire où Eros sous la forme des organes génitaux exhibés le dispute à Thanatos qui veille dans l'ombre sous l'œil de démons tout de noir vêtus dégringolant de la façade ou encore d'un couple revêtu de rouge sang.

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Une fête cathartique faisant fi de toute retenue pour tenter d'exorciser les démons à l'œuvre. Des funérailles (à la gloire d'Ingmar Bergman) mises en abyme où les sons de sirènes hurlantes et de vrombissements de bombardiers couvrent en contrepoint le psaume 249 et ses paroles béni-oui-oui. Des hommes, le sexe et le cul à l'air, croquant goulûment des pommes pendant l'office religieux tandis des femmes exhibent leur lingerie. Tout n'est là que délire et fête des "sens", tout n'est là que désordre et beauté, luxure et volupté. Amen.

Viendra le temps du dernier solo où la veuve noire de Bergman, son pur amour rêvé, confiera, épanchée sur son cercueil, la solitude qui la ronge et l'angoisse du temps assassin, avec écrit sur la façade en lettres de feu : "Elle se tire une balle dans la tête"… Une réplique ponctuant la dramaturgie fantasmée des funérailles du réalisateur suédois et pouvant résonner comme une résolution prémonitoire.

La force "démoniaque" de cet hymne à la vérité expurgée des hypocrisies faisant société est sans appel tant l'engagement à fleur de peau de l'officiante crève le quatrième mur, venant saisir le public gagné par sa sincérité. Une question demeure… Comment se fait-il qu'une telle performance convoquant des formes si peu consensuelles n'ait pas pour effet de provoquer des réactions plus dissensuelles ? Les spectateurs de la Cour seraient-ils tous devenus adeptes du monde selon Angelica Liddell ? Ou bien les dissidents potentiels glissés parmi eux sont-ils suffisamment installés dans la bienséance pour être d'une politesse remarquable ?

Vu lors de la première, le samedi 29 juin 2024, dans la Cour d'honneur du Palais des papes.

"Dämon, El funeral de Bergman"

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Spectacle en espagnol, français et suédois, surtitré en français et anglais.
Texte, mise en scène, scénographie et costumes : Angélica Liddell.
Assistant à la mise en scène : Borja López.
Avec : Ahimsa, Yuri Ananiev, Nicolas Chevallier, Guillaume Costanza, Electra Hallman, Elin Klinga, Angélica Liddell, Borja López, Sindo Puche, Daniel Richard, Joel Valois.
Participation : Erika Hagberg (habilleuse du Dramaten), David Abad (Multicapacitats).
Figurants : Ayena Adjido, Julie Benoit, Francine Billard, Alain Bressand, Paule Coste, Maylis Calvet, Léa Delaporte, Adam Dupuis, Annette Ecckhout, Christian Ecckhout, Bernadette Fredonnet, Marion Gassin, Pierre Hoffmann, Dominique Houdart, Jeanne Houdart- Heuclin, Manon Hugny, Françoise Pellevillain, Gael Maryn, Daphné Lanne, Elisa Morice, Julia Pal, Alain Sperta, Sabino Tatulli, Victor Van Kuijk Saytour, Kenza Vannoni, Coralie Zaninotti et, en alternance, Timothée Bosc, Odin Darlix, Victor Van Kuijk Saytour.
Voix : Jonas Bergström
Violoncelle : Laura Meilland.
Lumière Mark : Van Denesse.
Son : Antonio Navarro.
Traduction pour le surtitrage : Christilla Vasserot (français), 36caracteres (anglais)
Régie plateau : Nicolas Chevallier
Direction technique : André Pato.
Production : Gumersindo Puche.
Déconseillé aux moins de 16 ans.
Durée : 2 h.

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
•Avignon In 2024•
Du 29 juin au 5 juillet 2024.
Représenté à 22 h.
Cour d'honneur du Palais des papes, Avignon.
Réservations : 04 90 14 14 14, tous les jours de 10 h à 19 h.
>> festival-avignon.com

Tournée
Du 19 au 21 juillet 2024 : Grec Festival de Barcelona, Barcelone (Espagne).
Du 13 au 21 septembre 2024 : Teatros del Canal, Madrid (Espagne).
Du 26 septembre au 6 octobre 2024 : Odéon-Théâtre de l'Europe, Paris.
Saison 2025-2026 : Théâtre, Liège, (Belgique).

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.

Yves Kafka
Mardi 2 Juillet 2024

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