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Avignon 2022

•In 2022• "Flesh" Grandeur et servitude du moi-peau, un corps à corps sans tabou avec le vif du sujet

Quatre saynètes sans paroles, mais non sans souffle, pour entrer sans détours inutiles dans le vif du sujet, la chair humaine et ses fantastiques réactions. En effet, la chair et la peau qui la recouvre en surface sont à vivre comme les écrans sensibles du maelström agitant en permanence notre carcasse. Deux Belges à l'humour bien trempé dans l'anatomie de l'être suprême que nous prétendons être vont "donner la parole" à cette substance hautement réactive. Personnes hypersensibles s'abstenir.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Si la peau est l'enveloppe permettant aux transactions d'exister entre l'intérieur du corps individuel et le corps social constitué, la chair est l'agent voué corps et âme à son service. Cette matière vivante évolue avec le temps. Fine et presque translucide à la naissance, elle se muscle progressivement, s'épaissit, porte les cicatrices de ses blessures, avant de se ramollir et, enfin, se décompose sous l'effet de la pourriture charnelle postmortem. À cela rien d'abject, il s'agit d'un simple processus vital régi par la loi naturelle… mais dont les enjeux individuels et sociaux sont pour le moins ici "spectaculaires".

Dans l'antichambre d'une chambre d'hôpital au réalisme poussé jusqu'à représenter sur le chariot de soins tous les instruments de la panoplie sanitaire, un homme se laisse "conditionner" par une infirmière, disparaissant elle-même sous son masque, ses lunettes protectrices, sa cagoule, ses gants et sa combinaison stérile étanche. Les exercices imposés de désinfection des mains puis des gants par l'application frénétique de gel hydroalcoolique prennent vite l'allure de rites obsessionnels prêtant à rire. Mais lorsque l'on comprendra que ses précautions protocolaires sont rendues vaines par l'état du vieillard mourant dans la chambre d'à côté, le rire se transforme en colère, comme si les exigences administratives d'un système rigoriste avaient pris le pas sur l'horloge du temps compté que le fils pouvait espérer passer encore avec son père.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Il y aura ensuite ce geste échappé où l'infirmière touchera la main du mourant sans but précis si ce n'est le besoin ressenti d'un ultime contact humain. Il y aura le téléphone portable inséré dans une poche étanche qui sonnera intempestivement comme un signe de vie, de l'extérieur, faisant effraction. Il y aura encore le fils assis au pied du lit du mourant, recherchant fébrilement un contact peau à peau. Et puis lorsque les branchements auront fini de faire entendre leurs signaux sonores, il y aura les éclats du chagrin du fils, arrachant sa combinaison stérile pour porter le père dans ses bras, tête penchée, bouche ouverte, bras ballant, jusqu'au fauteuil du visiteur, ce fauteuil anonyme semblable à celui de toutes les chambres d'hôpital. Tableau saisissant d'une humanité souffrante immortalisée par la Pietà de Michel-Ange.

Changement radical de décor. On se retrouve dans le salon art déco d'un couple deviné branché, un soir d'anniversaire, de son anniversaire à elle. Tout est prêt, les deux coupes, le champagne dans son seau à glace, la musique d'ambiance, il ne reste que le cadeau à ouvrir. Pourtant, un sentiment étrange flotte. L'homme a le visage entièrement recouvert de bandelettes, tel l'homme invisible… Lorsque le paquet ouvert libère une paire de ciseaux offerte à sa compagne pour qu'elle puisse "découvrir" elle-même le cadeau du nouveau visage qu'il s'est fait refaire pour lui plaire, l'atmosphère se teinte d'angoisse.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Leur course effrénée autour de la table du salon, elle tentant de dissimuler le miroir à main, les coupes de champagne avalées pour se donner du courage, laissent supposer que le résultat escompté ne se situe pas au niveau des objectifs visés. Et lorsque le dernier tableau montrera de face le visage boursouflé dégoulinant de latex fondu du candidat à la chirurgie esthétique, contraint de creuser avec ses doigts deux orbites pour voir, et d'ouvrir une fente au niveau de la bouche pour se nourrir, on comprend le cri d'effroi poussé par sa partenaire. C'est aussi le nôtre, blessé en miroir dans notre chair.

Autre espace, celui d'une salle high tech dépersonnalisée, la réalité étant à construire et restant in fine l'affaire de chacun(e)… Une jeune femme enfile un casque de réalité virtuelle lui permettant de vivre en 3D ce que la vie apparemment lui refuse, la passion amoureuse de Rose pour Jack dans "Titanic", avec le passage obligé du saut esquissé au-dessus du bastingage. Elle ressort hébétée de cette expérience immersive… Soit le retour au réel la déçoit, soit elle n'a pas trouvé dans cette évasion artificielle de quoi satisfaire ses besoins charnels.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Le dernier tableau transporte dans la salle d'un café désuet où se retrouve une fratrie désunie pour une étrange cérémonie. Au fond, près du bar, le sien, trône le portrait de la mère surplombant une couronne de fleurs artificielles. Les deux frères ne s'adressent pas la parole, chacun absorbé en lui-même et trompant son impatience comme il le peut, l'un en tapotant la table de ses doigts nerveux, l'autre en allumant une cigarette. La sœur enceinte se contente quant à elle d'engloutir mécaniquement un paquet de chips pour rassasier son ventre énorme, grouillant d'une vie gloutonne. Quand arrive enfin la sœur aînée, les bras encombrés de deux paquets, un seul membre présent a droit à la bise, confirmant l'état tendu de leurs relations.

Du carton, quatre petites urnes individuelles sont extraites complétées par l'urne funéraire tirée de la mallette. Une louche est apportée, quatre bougies allumées et, sur la musique d'un CD d'abord récalcitrant, verre à la main, un toast est porté à la défunte. Entonnant un chant au contenu délirant, deux d'entre eux s'esclaffent, se tordent de rire. Commence alors le partage des cendres à se répartir, sauf que l'un des héritiers, sous les yeux atterrés des trois autres, aura l'outrecuidance de plonger plusieurs fois de suite la louche dans l'urne mère. S'ensuivra un pugilat généralisé où les cendres dispersées voleront en tous sens dans un concert de cris hystériques. Un tableau de visages distordus que n'aurait pas renié Le Caravage, de corps s'empoignant par le collet avant de rouler au sol. Seule la perte des eaux de la sœur enceinte ramènera avec cette vie annoncée la concorde au sein de ce cycle sombre.

Hyperréalisme de situations données à voir sans filtre, "Flesh" se vit comme une matière vivante à incorporer. À chacun d'accueillir (ou pas) en soi ces sujets à vif émergeant de situations dérivant d'un quotidien dont l'étrangeté n'est qu'apparente. Difficile de rester neutre vu la charge émotionnelle véhiculée, d'autant plus prégnante que la distance des mots est abolie. Pour notre part, nous en sortîmes bouleversés… jusqu'au plus profond de notre chair.

Vu le samedi 23 juillet au Gymnase du Lycée Mistral, Avignon.

"Flesh"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Bruxelles - Création 2022.
Scénario : Sophie Linsmaux, Aurelio Mergola, Thomas van Zuylen.
Conception : Sophie Linsmaux, Aurelio Mergola.
Mise en scène : Sophie Linsmaux, Aurelio Mergola.
Avec : Muriel Legrand, Sophie Linsmaux, Aurelio Mergola, Jonas Wertz.
Mise en espace et en mouvement : Sophie Leso.
Scénographie : Aurélie Deloche, assistée de Rudi Bovy, Sophie Hazebrouck.
Accessoires : Noémie Vanheste.
Costumes : Camille Collin.
Lumière : Guillaume Toussaint Fromentin.
Son : Éric Ronsse.
Voix off : Stéphane Pirard.
Masques et marionnettes : Joachim Jannin.
Stagiaire scénographie : Farouk Abdoulaye.
Couturière : Cinzia Derom.
Production Compagnie Still Life.
Durée : 1 h 25.

•Avignon In 2022•
Du 18 au 25 juillet.
Tous les jours à 18 h, relâche le jeudi.
Gymnase du lycée Mistral, 20, boulevard Raspail, Avignon.
>> festival-avignon.com
Réservations : 04 90 14 14 14.

Yves Kafka
Mardi 26 Juillet 2022

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

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© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

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C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

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© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

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"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023