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Théâtre

"Dans la mesure de l'impossible" Un travail "presque" comme les autres… Paroles d'humanitaires en prise avec l'(in)humanité

Convier sur scène quatre comédiens, doublures d'humanitaires dont les paroles ont été collectées avec grand soin, pour qu'ils se fassent les passeurs du vécu singulier de chacun, tel est l'enjeu incandescent de cet objet théâtral conçu par… Tiago Rodrigues. C'est en effet au tout nouveau directeur de la 77e édition du Festival d'Avignon - qui prendra ses fonctions en juillet prochain - qu'il revient de signer l'apothéose d'une belle saison au TnBA.



© Magali Dougados.
© Magali Dougados.
Toutes les créations du metteur en scène portugais, si différentes soient-elles dans les thèmes abordés et dans les mises en jeu proposées, sont marquées au coin d'une vibrante humanité. Aussi n'est-il pas surprenant que l'ancien directeur du théâtre de Lisbonne ait élu la vie "ordinaire" des humanitaires pour en proposer non une hagiographie mais un récit en train de se faire au plus proche des réalités de terrain. Le résultat est bluffant de vérités humaines qui, dans une scénographie baignée de poésie envoûtante, explosent au grand jour pour que leurs éclats nous transpercent sans possibilité aucune d'échapper à leur impact.

Des toiles de tentes mouvantes au gré du vent qui les soulève, baignées par un spectre lumineux dominé par l'ambre, l'orangé et le rouge avant d'être saturé par le noir de la nuit, plantent le décor de lieux d'opérations jamais nommées, mais que l'on devine aisément être ceux du génocide rwandais, des montagnes d'Afghanistan ou encore des contrées d'Ukraine mises à feu et à sang par une guerre qualifiée de crimes contre l'humanité. Ces territoires en guerre sont nommés ceux de l'Impossible, contrastant avec les contrées (encore) en paix, le monde privilégié du Possible.

© Magali Dougados.
© Magali Dougados.
En "lever de rideau" de cette anthologie de l'humanitaire, deux hommes et deux femmes alignés en bord de scène brossent le cadre des entretiens ayant nourri le spectacle à venir. Leurs attitudes annoncent l'authenticité des témoignages à suivre, rebattant d'emblée les cartes des représentations conventionnelles de l'humanitaire. Ils ne sont, ces femmes et ces hommes, ni des héros, ni des missionnaires, mais des échantillons de la complexité humaine "au travail", car faire de l'humanitaire est avant tout à prendre comme un travail… Cette séquence liminaire non exempte d'humour - l'un d'eux confie qu'il n'aime pas le théâtre et qu'il s'y ennuie terriblement - initialise le parti pris de la représentation : il s'agira avant tout de projeter les témoignages investis d'acteurs de terrain… et non d'acteurs de théâtre.

D'emblée, les préjugés sont mis à mal… Pour pouvoir regarder la mort en face, pour la côtoyer de près chaque jour, le sexe est le meilleur antidote des humanitaires, il les sauve de ce boulot répétitif et ennuyeux comme n'importe quel travail peut l'être. Exit les images d'Épinal, place aux réalités…

Le récit d'une ville anéantie au-delà des montagnes. Des ruines traversées par de vieilles femmes errantes et, au loin, un vieux camion arborant un vague drapeau censé le protéger des tirs. Dans ce paysage de fin du monde, deux hommes s'appliquent à charger des corps minutieusement enveloppés dans des draps immaculés. Et l'humanitaire d'apprendre d'eux, ce jour-là, l'importance à accorder aux morts, une question de dignité. Dans ses référents occidentaux, les blessés gisant auraient mérité avant tout leur attention. Un changement de paradigme.

© Magali Dougados.
© Magali Dougados.
La batterie installée au centre du campement faisant corps avec son musicien omniprésent, fait résonner jusque dans nos chairs des déferlements de bruits stressants… Un autre humanitaire prend la parole pour dire les attentes des proches à son retour de mission, une soif de curiosité… qu'il étanchera en racontant "une aventure" réclamée à cor et à cris entre des remarques de leur actualité : "Tu as vu, on a refait la salle de bain !". Le récit du choix qu'il a dû alors opérer - à qui attribuer la seule poche de sang disponible, alors que cinq enfants en avaient vitalement besoin - gâchera la soirée de son entourage… Deux mondes en parallèle, l'Impossible ne pouvant décidément rejoindre le Possible.

Parfois les histoires de ceux qui sont aidés viennent si violemment percuter celles des aidants, que la vieille antienne consistant à penser que ceux qui aident ont la vie plus facile que les aidés vole en éclats. Parfois une rencontre irrigue l'aridité vécue, comme celle d'un médecin-jardinier faisant pousser consciencieusement de la menthe, dont les graines offertes à un humanitaire de passage auront une vie meilleure que dans son pays voué à la destruction. Avec cependant un point commun à toutes ces histoires, "l'humanitaire n'est qu'un bout de sparadrap sur les maux de l'humanité". Si bien que certains, engagés dans l'action humanitaire, prenant conscience qu'ils ne pourront changer le monde, ne s'en remettent pas… et mutent pour un poste bien rémunéré dans une clinique privée du monde du Possible.

© Magali Dougados.
© Magali Dougados.
Et puis vient se nicher, sous forme d'une lettre (im)pertinente envoyée par un humanitaire à son organisation, le constat sans fard que le petit monde des humanitaires n'échappe pas aux dérives des perversions pédophiles de ceux qui occupent une situation de pouvoir en terrain fragile. Expérience compensée par celle de la rencontre du "petit footballeur mythologique", sauvé in-extrémis de la mort par un autre humanitaire, qui sera sauvé à son tour grâce à l'enfant.

D'autres récits s'enchaîneront, tous traitant de sujets à vif. Ainsi de la marche chorégraphiée, effectuée sur un air de fado a cappella troublant au plus haut point, afin de célébrer les quelques minutes de silence arraché aux bruits de la guerre pour aller sauver un jeune combattant de quatorze ans ayant pris les armes. Celle de cette chirurgienne ayant sauvé un commandant en lui posant une prothèse et qui, lors d'un checkpoint, sans état d'âme la… et là, l'humanitaire qui porte ce récit, étranglée par l'émotion, demande l'arrêt de l'enregistrement. Ou encore celle de cette jeune femme, partie la tête pleine des belles images de sauveuse de l'humanité souffrante qui, au contact du terrain, découvre qu'en tant que soldat de la paix, elle a été amenée à réprimer très durement les émeutes suscitées par la distribution de nourriture aux affamés. C'était sa première mission.

© Magali Dougados.
© Magali Dougados.
Quant au final, les paroles ayant été dites et entendues, les humanitaires quitteront la scène de leurs interventions pour laisser, éclairée par la lumière fabuleuse d'un soleil couchant tombé du gril, le musicien seul au plateau. Là, il fera résonner longtemps les battements syncopés de sa batterie comme autant d'épreuves inscrites en nous en lettres de feu… Un grand moment de "théâtre documenté", beau comme le soleil noir de la vérité de l'(in)humain.

Vu le mercredi 31 mai 2023, Grande Salle Vitez du TnBA de Bordeaux.

"Dans la mesure de l'impossible"

© Magali Dougados.
© Magali Dougados.
Spectacle en français, anglais et portugais surtitré en français et en anglais.
Texte et mise en scène : Tiago Rodrigues.
Assistante à la mise en scène : Lisa Como.
Avec : Adrien Barazzone, Beatriz Brás, Baptiste Coustenoble, Natacha Koutchoumov
et Gabriel Ferrandini (musicien).
Traduction : Thomas Resendes.
Scénographie : Laurent Junod, Wendy Tokuoka, Laura Fleury.
Composition musicale : Gabriel Ferrandini..
Lumière : Rui Monteiro.
Son : Pedro Costa.
Costumes et collaboration artistique : Magda Bizarro.
Fabrication décor : Ateliers de la Comédie de Genève.
Durée : 2 h.
Spectacle créé le 1er février 2022 à La Comédie de Genève.
Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

Représenté du mercredi 31 mai au samedi 3 juin 2023 au TnBA, Bordeaux.

Tournée
15 juin 2023 : La Filature - Scène nationale, Mulhouse (68).
23 et 24 juin 2023 : Fabrica de Cultura, en partenariat avec le Festival International de Théâtre de Sibiu, Sibiu (Roumanie).
Du 11 au lundi 14 août 2023 : Edinburgh International Festival, Edimbourg (Écosse).

Yves Kafka
Vendredi 9 Juin 2023

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