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Théâtre

"Moi, Jacob" Une évocation de l'esclavage sobrement, mais intensément, incarnée

Sous la forme d'un témoignage monologue dramatique, "Moi Jacob, l'esclave d'Agbodrafo Wood Home" de Jacques Bruyas raconte l'histoire de Jacob, un jeune homme du XVIIIe siècle, originaire du Togo, en Afrique de l'Ouest, rescapé d'un village réduit en esclavage. Wood est le propriétaire anglais de ce village appelé "Wood Home", un lieu historique réel et l'un des points de transit de la traite négrière sur la Côte des Esclaves. C'est un commerçant négrier dont on ignore précisément si l'auteur lui attribue des vérités historiques… un certain John Henry Wood ayant effectivement existé.



© Yul Lemoing.
© Yul Lemoing.
Peu importe, à vrai dire, car l'adaptation de la pièce par Fernand Prince se concentre exclusivement sur le récit de Jacob, esclave survivant devenu comptable du nombre de victimes de l'entreprise de Wood. "Comment ai-je pu échapper à cette invitation de la mort ?", se demande celui-ci, en s'interrogeant sur le fait d'avoir survécu, alors que tant d'autres ont péri, jetés dans le puits, entassés sur les bateaux, ou emportés par les flots.

"J'ai voulu représenter ce texte au théâtre parce qu'il m'est apparu nécessaire et évident, et que son pouvoir de résonance est grand, au-delà du carcan théâtral (…). J'y invite le public à un devoir de mémoire, et l'encourage à une forme de résistance et à un combat contre l'exploitation de l'homme par ses semblables. Il est temps d'aborder cette monstruosité avec sérénité et d'interpeller les peuples en devenir sur les méfaits d'une colonisation abusive", précise Fernand Prince.

Adapter ce monologue de Jacques Bruyas sur les planches et parvenir à en faire ressentir l'horreur que fut celle de l'esclavage, et de façon plus "indirecte" de la colonisation, n'a pas dû être chose simple ! Mais c'était sans compter sur la détermination et l'ambition toute créative de Fernand Prince qui a opté pour un seul monologue, alors que le texte original donne à entendre d'autres perspectives. Adapter, c'est choisir…

© Yul Lemoing.
© Yul Lemoing.
Sur le petit plateau du Théo Théâtre, au sol, une grande toile wax aux couleurs chaudes, un livre discrètement posé et le corps du comédien – vision très intense dès le départ – qui, dès les premiers instants, incarne avec force et émotions palpables tous ces millions d'esclaves que la Terre a pu porter. Puis s'ensuit une adaptation immersive et sensorielle à travers laquelle le comédien endosse en priorité le rôle d'un passeur de mémoire. À bien y regarder, il y adopte aussi celui d'un griot-messager en portant haut et fort les mots de maux passés, pourtant encore bien présents dans certaines consciences consciencieuses ! À la manière d'un Oxmo Puccino, par exemple, ou d'un Souleyman Diamanka, même si leurs motifs d'écriture sont autres.

Son jeu, à la fois sobre et intense, est ponctué par des bruitages récurrents et autres notes de musique savamment agencés par Mossy Amidi Fard, présent sur le plateau, mais dissimulé par un voile, comme pour mieux privilégier la parole. À ce titre, elle est intense, cette parole, peut-être un peu trop, comme si le comédien cherchait encore tout ce qu'il a envie de nous dire, dans un foisonnement d'envies et de désirs. Une parole un peu trop "éclatée" à nos yeux et qui demanderait à être resserrée autour du motif de base. De ce fait, la dramaturgie en souffre un peu, elle aussi.

Fernand Prince ne ménage pas ses intentions de transmission, mais les différentes évocations que le comédien a choisi d'endosser perdent le public par moments. Certes, ce jeudi 9 octobre, c'était la première, et gageons, aussi, que le phrasé un peu trop monocorde, manquant d'amplitude à divers moments, sauront être peaufinés !

En revanche, des éléments du théâtre africain comme les tambours, la danse ou encore le silence sacré des anciens donnent à cette adaptation une portée quasi cérémonielle du plus bel effet. Le comédien devenant ainsi un archétype de la mémoire des opprimés(es) et le public un réceptacle de la mémoire commune.

L'incarnation de Fernand Prince est telle, qu'à certains moments, il semble ancré dans une forme d'improvisation toute maîtrisée, mais que nous ne parvenons pas à véritablement expliquer… Serait-ce son adaptabilité aux réactions du public, gage d'un savoir-faire remarquable, ou alors d'une maîtrise très professionnelle de ses émotions ? Interrogation qui soulève tout l'art de l'investissement du comédien, et la subtile frontière entre sa fusion et sa distance. Débat ici hors sujet.

© Yul Lemoing.
© Yul Lemoing.
Qui est Jacob dans son expérience de la douleur ? Qui est Fernand Prince dans sa conscience artistique du "dire" ? Qui est Jacques Bruyas dans son approche quasi biologique à l'esclavage ? Comment recevoir ou entendre tous les témoignages des anciens esclaves encore en vie sous les plumes de Pascal Galodé, Serge Bilié ou Daniel Sainte-Rose ?

"Les vieillards ont parlé la langue du silence", est-il dit à un moment du spectacle. Gageons que Fernand Prince, à l'occasion de cette nouvelle création 2025 de ce seul en scène, saura ne pas la perpétuer, cette langue du silence, mais qu'il saura largement ouvrir les portes du Théo Théâtre, pendant dix représentations essentielles, pour dire, dire, encore et encore !

La petite scène de ce lieu un peu dissimulé qu'est le "Théo" risque de générer en vous des espaces de réflexions inévitables, pour le plus grand bien universel de la mémoire et de la transmission. "La conséquence majeure de la méconnaissance de l'histoire de l'esclavage est de fait le racisme flagrant ou pernicieux qui perdure de nos jours à travers le monde", commente le comédien.
◙ Brigitte Corrigou

"Moi, Jacob, le dernier des esclaves"

© Yul Lemoing.
© Yul Lemoing.
Texte : Jacques Bruyas.
Mise en scène : Fernand Prince.
Collaboration artistique : Bénédicte Rivière.
Avec : Fernand Prince.
Scénographie : Fernand Prince et Marion Leduc.
Chorégraphie : David Kouakou Konan.
Musicien : MossyAmidi Fard.
Création lumières : Thomas Liégeard.
Compagnie Ideal Nova.
À partir de 11 ans.
Durée : 1 h 10.

Du 9 octobre au 18 décembre 2025.
Jeudi à 21 h 15.
Théo Théâtre, 20, rue Théodore Deck, Paris 15e.
Réservations : 01 45 54 00 16.
>> Billetterie en ligne
>> theotheatre.com

Brigitte Corrigou
Vendredi 17 Octobre 2025


1.Posté par majid le 17/10/2025 11:26
I am a writer and theatre director from Iran.

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