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Théâtre

"Journal d'un corps" Mémoires d'outre-corps, là où l'homme prend racine…

Alors qu'une litanie de dates, scandant les âges de l'existence d'un homme passé le plus naturellement du monde de vie à trépas, s'affichent sur un panneau médian, l'acteur - Jean-Marie Broucaret, lui au mieux de sa forme - parcourt avec envie ce marathon à haute intensité romanesque. Adapter à la scène l'œuvre éponyme de Daniel Pennac (quelque quatre cents pages) n'est en effet pas mince épreuve… surtout lorsque l'on sait que la metteure en scène, Catherine Mouriec, a pour charge de diriger au plateau son mentor susnommé du Théâtre des Chimères dont elle assure désormais la direction artistique.



© Guy Labadens.
© Guy Labadens.
Marquant un temps d'arrêt, chaussant ostensiblement ses lunettes, le comédien - mine réjouie - adresse un regard complice vers la salle. Ce rite introduira immanquablement chacun des six épisodes, créant d'emblée le lien entre les personnages qu'il s'emploie à faire vivre et nous, spectateurs d'un drame (au sens théâtral d'action se déroulant jusqu'à un dénouement) existentiel émaillé de saillies picaresques qui ne sont pas sans nous parler intimement… Liasse du journal en main - celui du défunt dont il a fait "cadeau post mortem" à sa fille -, le narrateur incarné par l'acteur va ainsi allègrement parcourir aventures et mésaventures, toutes contées - y compris les plus tragiques - avec un humour distancié rendant savoureux et vivifiants les incidents et accidents de vie.

Septembre 1936. 12 ans, bientôt 13. L'événement fondateur, le nœud gordien aux origines de ce journal, la scène primitive ancrée en lui… Une peur sacrilège ressentie alors que, attaché à un arbre par ses coreligionnaires lors d'un jeu scout, sa raison perd pied à la vue d'une fourmilière prête - s'imagine-t-il - à dévorer ses entrailles. L'humiliation causée alors par ses sphincters lâchant prise sous l'effet de la terreur. Le renvoi honteux du camp scout… Autant de traumatismes à expurger en décrétant que le corps ne sera plus jamais soumis à l'emprise de l'imagination via la tenue d'un journal assurant les frontières entre corps et esprit.

29 octobre 2010. 87 ans, 19 jours. L'annonce de la fin imminente. La peur enfin vaincue.

© Guy Labadens.
© Guy Labadens.
Entre ces deux dates, vivra couchée sur le papier et debout devant nous une saga familière, peuplée de personnes aimantes et aimées, à part la mère revêche et peu amène. Il y aura Dodo, le petit frère imaginaire, avec lequel il dialogue jusqu'à ses derniers mots. Violette, sa Nounou qui lui "a donné corps" et à qui il voue une passion filiale. Son père complice, rentré gazé de la Grande Guerre, disparu à ses dix ans, secondé par l'Oncle Georges qui prendra soin de lui. Mona, "la femme majuscule" mère de ses enfants, Bruno et Lison l'héritière de ce journal. Suzanne la Québécoise libérée, à l'accent chaleureux et auteure de sa première expérience sexuelle. Fanche, l'amie résistante. Tijo, le neveu truculent de Violette, personnage brûlant sa vie et ami de cœur. Sans oublier son cher petit-fils, Grégoire, dont il a déterminé - aux rires de ce dernier - sa double vocation : celle de médecin, pour sauver son grand-père, et celle d'homosexuel, pour enfant être allé voir en sa compagnie un film avec un acteur beau mec…

Toutes et tous constituent le combustible hautement inflammable de cette épopée irradiant l'espace-temps de quelque soixante-quinze années. Interprétés avec humour - et un amour palpable - par le comédien les incarnant tour à tour avec gourmandise, les personnages grandissent, trébuchent, se relèvent, exultent et meurent pour certains. Ainsi va la vie qu'à la fin, on meurt. Mais la mort, lorsqu'elle clôt une existence vécue avec envie, n'est en rien tragique, elle est à vivre comme une ponctuation de ce qui a été.

"Tu ne ressembles absolument à rien !" avait crié la mère, très colère après le renvoi de son rejeton du camp scout. Ce à quoi le père, s'il avait été encore de ce monde, lui aurait répondu : "Un garçon qui ne ressemble absolument à rien, c'est très intéressant ça !". L'écorché vif (sic) du Petit Larousse devint illico le modèle identificatoire du héros de cette histoire. Après l'expérience fondatrice de l'éjaculation nocturne, il expérimentera celle du "passage de l'équilibriste", ce moment hautement jouissif au bord du cratère, juste avant l'apothéose de l'éruption. De ces exploits naîtra un jeu de l'oie érotique, avec un pot commun destiné à financer le dépucelage de cette confrérie en quête de féminin. Plus tard, ce jeu de l'oie sera remis à Grégoire, le petit-fils, le consolant d'avoir été surpris "se prenant en main".

Ainsi en va-t-il des transmissions éducatives vécues sans tabou ni tromperie. Et lorsque devenu jeune homme, en lisant "Le Contrat social" (sic), il constate un raidissement soudain de son sexe, c'est pour souligner la surprise qu'aurait été celle de Jean-Jacques Rousseau s'il avait pu voir l'effet produit par son ouvrage savant. L'humour à fleur de peau… De même, lorsque tétanisé par une jeune fille dénudée s'offrant à lui, son sexe pointe aux abonnés absents, c'est pour déplorer qu'entre les jambes de l'écorché de Monsieur Larousse, il n'y ait rien, une absence abyssale de réponse à ses interrogations existentielles.

© Guy Labadens.
© Guy Labadens.
Changeant de siège lorsqu'il s'adresse à Lison, le narrateur-acteur dans les épisodes consacrés à la maturité et à la vieillesse accumulera - avec le même humour malicieux - les penchants hypocondriaques démesurés du héros dont il se fait le porte-parole mimétique. Un moment d'exception, celui de l'ablation du polype obstruant sa narine gauche, à se tordre… de rire, tant les mimiques du comédien relèvent d'un art expressionniste élaboré. Quand viendront les atteintes du corps se faisant pour de vrai défaillant, le bail signé avec lui s'achevant, la surabondance un brin complaisante des détails fournis généreusement pourrait apparaître superfétatoire… sauf que l'humour, omniprésent, aide fabuleusement à faire passer la pilule.

À roman-fleuve, feuilleton théâtral idoine. Le spectateur téméraire avait le choix entre la version intégrale de sept heures de représentation, agrémentées de quelques respirations, et la formule "light" de trois soirées complètes regroupant chacune deux épisodes d'une heure dix minutes. À notre connaissance, aucun de ceux ayant eu la curiosité de pousser les portes du charmant petit Théâtre des Beaux-Arts n'a succombé à ce déluge de mots articulés à un corps vibrant de ces vies minuscules transcendées.

Tout au contraire, porté non sans bonheur par la verve des péripéties s'enchainant au rythme des événements tramant une existence "extra-ordinaire" bornée par les pertes inéluctables et les ravissements extrêmes, le spectateur devient personnage auto-proclamé de cette saga sortie de l'imaginaire fécond de l'auteur de "Terminus Malaussène". Une sorte d'incorporation vivifiante à portée de main.

Vu les mercredi 12 (épisodes 1 et 2), jeudi 13 (épisodes 3 et 4) et vendredi 14 avril 2023 (épisodes 5 et 6) au Théâtre des Beaux-Arts de Bordeaux.

"Journal d'un corps"

© Guy Labadens.
© Guy Labadens.
Texte : Daniel Pennac.
Mise en scène : Catherine Mouriec.
Avec : Jean-Marie Broucaret.
Création lumière : Laurent Davaille.
Par le Théâtre des Chimères.
Durée : 7 h dans sa version intégrale et en trois soirées de 2 h 20 chacune.

A été représenté du mercredi 5 au samedi 8 avril et du mercredi 12 au samedi 15 avril 2023, comme suit : le mercredi à 20 h (épisodes 1 et 2), le jeudi à 20 h (épisodes 3 et 4), le vendredi à 20 h (épisodes 5 et 6) et l'intégrale le samedi de 15 h à 23 h 30.

Tournée
2 décembre 2023 : épisodes 3, 4, 5 et 6 à la Médiathèque de Pey (40)

Yves Kafka
Mardi 25 Avril 2023

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© Jean-Louis Fernandez.
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Yves Kafka
03/03/2023
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© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

Cela dit, personne ne nous avait dit qu'à l'Essaïon, on pouvait aussi assister à des séances de cinéma ! Car c'est pratiquement à cela que nous avons assisté lors de la générale de presse lundi 27 mars dernier tant le talent de Catherine Aymerie, la comédienne seule en scène, nous a emportés(es) et transportés(es) dans l'univers de Balzac. La force des images transmises par son jeu hors du commun nous a fait vire une heure d'une brillante intensité visuelle.

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07/04/2023
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