La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"La Khovantchina" : un complot russe magistral à Bastille !

L’opéra parisien redonne quasiment à l’identique la production de 2001 d’une œuvre de Modeste Moussorgski, "La Khovantchina" - du nom donné par le tsar Pierre le Grand à la révolte des Princes Khovanski au XVIIe siècle. Une épopée lyrique jusque dans sa conception !



© Opéra national de Paris.
© Opéra national de Paris.
À l’origine, cet opéra - inachevé - du compositeur russe devait figurer dans un triptyque consacré aux moments charnières de l’histoire russe en seconde place (le premier volet étant "Boris Godounov"). Le troisième tableau ne vit pas le jour, et cette "Khovantchina" péniblement conçue entre 1873 et 1880, n‘est qu’à peine ébauchée. Seuls deux passages sont entièrement orchestrés à la mort prématurée du musicien ; la partition étant restée au stade de l’écriture pour le piano et les voix. Rimski-Korsakov l’achève dès la disparition de son ami, membre comme lui du Groupe des Cinq*. D’autres musiciens éminents en proposeront des versions : la plus fidèle étant l’orchestration proposée par Dimitri Chostakovitch en 1959 (celle que nous entendons à Bastille).

Le livret - coécrit par Moussorgski et le porte-parole du Groupe des Cinq, Vladimir Stassov - présente un épisode historique célèbre. Le Prince Ivan Khovanski, chef du corps redouté des archets (ou Streltsy) créé par Ivan IV (alias "le Terrible"), est un boyard, c’est-à-dire un des premiers nobles de l’empire. De cette noblesse fidèle aux racines slavophiles et tatares qui s’est alliée aux religieux traditionalistes, les Vieux-Croyants (ces "Raskolniks" chers à l’écrivain Alexandre Soljénitsyne), radicalement opposés aux réformes tant religieuses que politiques, entreprises dans la deuxième partie du XVIIe siècle. Tous périront après avoir tenté un coup d’état au Kremlin.

© Opéra national de Paris.
© Opéra national de Paris.
L’inachèvement de l’opéra se remarque ici ou là dans quelques faiblesses du livret (le choix et l’enchaînement de certains épisodes, la caractérisation de deux ou trois personnages) mais l’œuvre présente beaucoup de très belles scènes, tout droit sorties des enluminures russes et des tableaux du peintre Vassili Sourikov (1848-1916), sources avérées du metteur en scène. Les scènes collectives sont par conséquent impressionnantes dans les choix classiques mais intelligents d’Andrei Serban, qui rendent lisibles tout autant les rapports de force entre les groupes de personnages (en gros, modernistes pro-européens menés par l’ambigu Prince Golitsine contre mystiques traditionalistes conduit par le moine Dosifei) que les mouvements de foule à Moscou. Les tableaux s’enchaînent le plus souvent sur une musique grandiose, puisant à la fois aux sources du folklore russe, des chants liturgiques orthodoxes et du modèle opératique verdien.

Mais justement les scènes intimistes, succédant aux grands chœurs qui font frémir (on a cependant connu le Chœur de l’Opéra de Paris plus précis), sont les moins réussies - à l’exception des face-à-face entre Golitsine, Ivan Khovanski et Dosifei. Le personnage fictif de Marfa, maîtresse abandonnée par le fils du Prince Ivan Khovanski, Andrei, et de plus voyante, n’est guère cohérent : pleurer son amour perdu jusque dans la scène finale - scène exceptionnelle car les Vieux-Croyants s’immolent par le feu pour échapper aux soldats du tsar - est juste ridicule, quand elle est censée partager leur foi radicale et leur destin. Sans parler du personnage d’Andrei Khovanski, encore plus risible. À essayer à tout prix de tresser les fils d’une intrigue historique convaincante et les fils d’une histoire mélodramatique sentimentale, les librettistes font perdre à l’opéra son efficacité dramaturgique. Et le rideau baissé cinq fois pour les cinq changements de décors n’arrange rien. La force du drame se perd à ces moments.

© Opéra national de Paris.
© Opéra national de Paris.
Et quel ennui que ces duos ! Entre Marfa et son amant infidèle Andrei, chantés de surcroît par des chanteurs en petite forme (Où étiez-vous ce mardi soir Vladimir Galouzine ? Aux abonnés absents…) ou encore cette scène absurde de crêpage de chignons avec une religieuse improbable, Susanna…

Heureusement, à chaque fois que le boyard Ivan Khovanski - puissant Gleb Nikolsky, vraiment princier - et que le moine Dosifei apparaissent, la salle chavire. Dosifei, c’est la jeune basse Orlin Anastassov, formidable. Il chante pour la plus grande gloire du dieu de la musique, avec l’exaltation mystique vraiment sombre qui convient, à l’unisson de cette œuvre ténébreuse, frappée au coin du haut style vieux-russien. Ces deux-là méritent vraiment le déplacement. N’oublions pas le clerc (Vadim Zaplechny), à qui revient la tâche écrasante d’ouvrir l’opéra, burlesque et brillant à souhait. Et puis le cinquième acte est absolument génial, enrichissant le grand souffle épique qu’on espère. Il est transcendé par une belle idée de mise en scène pour figurer flammes et cendres dans la forêt : les corps disparaissent et deviennent spectres.

Enfin, on se précipitera pour écouter le chef Michail Jurowski, applaudi chaleureusement par les musiciens de l’orchestre de l’Opéra (c’est plutôt rare). C’est dire à quel point ce fils d’un compositeur estimé (et père de deux chefs !) est le meilleur pour faire briller l’orchestration du grand compositeur de la Symphonie de Leningrad. Il a d’ailleurs été récompensé récemment par le Prix international Chostakovitch, décerné en Suisse.

Note :
*Le Groupe des Cinq était composé de Balakirev, Cui, Rimski Korsakov, Borodine et Moussorgski.

Spectacle vu le 22 janvier 2013.
"La Khovantchina", drame musical historique en cinq actes (1886).
Musique de Modeste Moussorgski (1839-1881).
Livret du compositeur et de Vladimir Stassov.
Orchestration de Dimitri Chostakovitch.

Michail Jurowski, direction musicale.
Andrei Serban, mise en scène.
Richard Hudson, décors et costumes.
Yves Bernard, lumières.
Laurence Fanon, chorégraphie.
Alessandro di Stefano, chef de chœur.

Gleb Nikolsky, Prince Ivan Khovanski.
Vladimir Galouzine, Prince Andrei Khovanski.
Vsevolod Grivnov, Prince Vassili Golitsine.
Orlin Anastassov, Dosifei.
Larissa Diadkova, Marfa.
Marina Lapina, Susanna.
Vadim Zaplechny, le clerc.

Orchestre et Chœur de l’Opéra National de Paris.
Maîtrise des Hauts-de-Seine, Chœur d’enfants de l’Opéra National de Paris.

Durée : 4 heures environ (avec 2 entractes).

Prochaines représentations :
Lundi 28 janvier, jeudi 31 janvier, mercredi 6 février, samedi 9 février 2013 à 19 h.
Dimanche 3 février 2013 à 14 h 30.
Diffusion en direct sur France Musique le 9 février 2013.
Opéra Bastille, Paris 12e, 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

Christine Ducq
Lundi 28 Janvier 2013

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024