La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"Android Opera Mirror"… Avec l'IA, le spectaculaire est là, mais l'émotion manque

L'artiste japonais Keiichiro Shibuya poursuit ses créations avec l'intelligence artificielle. Dans son dernier spectacle, il fait cohabiter chants ancestraux, ouvrages littéraires ainsi que philosophiques et ChatGPT, faisant tenir à cette application, au travers d'une programmation musicale, le rôle de protagoniste principal de ce qui l'entoure sur scène.



© Thomas Amouroux.
© Thomas Amouroux.
C'est peut-être encore un peu trop tôt, mais il était sans doute important de voir au travers de l'IA (Intelligence Artificielle) ce qu'il était possible de faire comme création artistique. Là, cela concerne l'Opéra. Une tentative a été faite dans le domaine musical avec tout dernièrement une chanson des Beatles où la voix de John Lennon (1940-1980) a été nettoyée avec l'approbation de McCartney. Sachant que ChatGPT est un agent conversationnel basé sur des technologies de traitements automatiques des langues, une profusion de livres, entre autres, de science-fiction a été aussi écrite grâce à lui.

Pour ce spectacle, Keiichiro Shibuya y a eu aussi recours. ChatGPT est une application intégrant, dans sa dernière version en 2023, toutes les informations disponibles de Google, capitalisant de ce fait une énorme somme d'informations. L'application a été créée par OpenIA et a pour fondateurs, entre autres et pour les plus connus, Sam Altman et Elon Musk, ce dernier ayant quitté l'entreprise en 2018. Shibuya n'est pas à son premier coup d'essai. Il a, depuis cinq ans, composé des opéras avec des androïdes comme pour "Scary Beauty" (2018) puis "Super Angels" (2021).

© Thomas Amouroux.
© Thomas Amouroux.
La trame de "Android Opera Mirror" se base sur "La possibilité d'une île" (2005) de Houellebec, les derniers ouvrages de Wittgenstein (1889-1951) et de Yukio Mishima (1925-1970). Le spectacle comprend aussi des chants sacrés de moines bouddhistes présents sur scène. Plusieurs époques se réunissent dans une échelle de temps qui brasse des passés ancestraux, une contemporanéité plus ou moins proche et un avenir encore énigmatique.

Ainsi, la tradition, au travers des chants bouddhistes, et la culture, avec Wittgenstein, Mishima et Houellebec, cohabitent avec une technologie dernier cri. Pour son travail de création, Keiichiro Shibuya a formulé des requêtes à ChatGPT sur le corpus de ces chants qui en retour, lui a généré ses "créations" pour reprendre le terme de l'artiste japonais. C'est Shintaro Imai qui a élaboré la programmation d'Alter 4. Imai et Shibuya considèrent ce travail de programmation et de cet androïde équivalant à celle d'un instrument, "la technologie n'étant jamais une fin en soi, mais un outil".

Le robot nous prévient qu'il va improviser par rapport aux chants monacaux qu'il entendra. La bonne blague de parler d'improvisation en essayant de l'humaniser au travers d'un algorithme qui crée des réponses en appréhendant le contexte sémantique entendu et qui, grâce au machine learning, a acquis un automatisme de réponses pour coller à la dramaturgie.

© Thomas Amouroux.
© Thomas Amouroux.
La prouesse technique est avérée. Le texte "improvisé" a des élans poétiques et est de bonne facture. D'un point de vue artistique, le bouchon est resté au milieu du gué toutefois. La cohabitation entre l'orchestre Appassionato, avec ses instruments à cordes et à vent, les moines bouddhistes et le robot, permet le brassage de plusieurs supports autant musicaux, vocaux que technologiques. La voix est laissée de côté pour mettre en avant l'écrit alors que l'Opéra est, comme tous les arts, un média d'émotion où la voix et le corps sont des éléments essentiels. Il n'y a pas de mise en scène, Alter 4 restant entouré des musiciens avec quelques entrées sorties des moines bouddhistes. La dramaturgie est aussi délaissée, comme si l'Opéra était affaire uniquement de textes et de chants.

De façon paradoxale et intéressante, notre androïde nous parle d'amour transcendant, de vie et de mort. La musique, composée par Shibuya, est intéressante à certains moments. Le caractère toutefois machinal pêche par une difficulté à suivre la voix avec aisance, ce qui rend le spectacle par moments difficilement compréhensible, sauf à lire le texte en anglais surtitré. Ce qui est plutôt audacieux pour un Opéra.

© Thomas Amouroux.
© Thomas Amouroux.
Les thèmes traités sont aussi des biais pour humaniser un robot afin de l'habiller de sentiments, d'amour, de vie et de disparition. Dans la dernière séquence, Alter 4 annonce sa mort prochaine. Sauf étourderie de ma part, on ignore la cause de celle-ci, mais cela permet de présenter une machine sous le voile d'une situation humaine, alors qu'un programme informatique peut planter, et non mourir, en cas de bugs ou de défauts de mises à jour logicielles.

D'ici à quelques années, la performance de l'IA sera des plus étonnantes vraisemblablement. La progression des technologies dépasse en effet toutes les espérances, inquiète même. Concernant l'Art, il s'agit de savoir dans quels cadres artistiques l'IA, si elle était amenée à investir les spectacles vivants, serait utilisée.

"Android Opera Mirror"

© Thomas Amouroux.
© Thomas Amouroux.
Conception, composition, piano, électronique : Keiichiro Shibuya.
Voix : Alter4, Koyasan Shomyo.
Orchestre : Appassionato.
Vidéo : Justine Ernard.
Programmation Androïd : Shintaro Imai.
Design Android : Hiroshi Ishiguro.
Durée : 1 h 10.

Le spectacle s'est déroulé du 21 au 23 juin 2023 au Théâtre du Châtelet à Paris.
>> chatelet.com

Safidin Alouache
Vendredi 30 Juin 2023

Concerts | Lyrique







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024