La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Il Loggiato", l'être, l'acteur et le néant ; immersion dans les limbes du théâtre

Lorsque après "une si longue absence" - deux très longues années - une femme et un homme se retrouvent (hallucination ou réalité ?) pour questionner les rapports entre création et existence, il flotte autour d'eux une étrange atmosphère. Un peu comme si les limites entre les univers de la réalité et de la fiction s'estompaient magiquement pour devenir caduques, les acteurs et leur personnage échangeant leur "moi peau" pour se fondre dans une seule et même entité. Le trouble qui résulte de cette expérience in vivo gagne le spectateur, témoin de cette alchimie saisissante.



© Yves Chaudouet.
© Yves Chaudouet.
Yves Chaudouët, artiste polymorphe (re)connu pour ses productions plastiques et dramaturgiques - reliées entre elles par le goût de l'autre -, réunit dans la grande salle de la Villa 88 de Bordeaux Valérie Dréville et Yann Boudaud pour un face à face intimiste. L'itinéraire singulier de ces deux acteurs les a naguère conduits à travailler sous l'égide de Claude Régy, maître ès théâtre pour qui "le silence est une forme d'écriture".

Et de silence, il en sera question autour de cette table où ils prennent place au milieu de celles identiques dressées autour d'eux. Lorsqu'ils pénètrent l'un après l'autre dans la salle évoquant une brasserie de jardin, les spectateurs ont déjà pris place et sirotent distraitement le jus à la violette préparé à leur intention. On pourrait croire qu'il s'agit de deux autres pareils à eux si ce n'était un je-ne-sais-quoi qui les distingue des "invités" déjà attablés.

L'homme est visiblement harassé. Ses vêtements sont défaits, un pan de chemise s'échappe de son pantalon, ses chaussures délacées et maculées de boue séchée portent les traces des quelque huit cents kilomètres parcourus au gré des chemins de traverse. Il s'assoit lourdement n'ayant de cesse de s'asperger le visage de l'eau de la bouteille lui faisant face. La femme, elle, fait son entrée, sac à dos aux épaules, chien docile en laisse, et sourire aux lèvres.

© Yves Chaudouet.
© Yves Chaudouet.
Rires lourds du mystère de sous-entendus seulement déchiffrables par les deux protagonistes réunis par une histoire commune. Expérience particulière dont - seulement - des bribes seront délivrées comme des éclats de rire perçant les non-dits de deux connaissances complices. Et, si elle nous échappe dans sa narration factuelle, cette expérience "ordinaire" résonne au plus profond comme la présence en chacun de nous de l'inquiétante étrangeté attachée à l'humain.

Ils ne sont là pas tout à fait par hasard même si lui semble l'avoir oublié(e)… oublié autant le pourquoi de leur rencontre, ici et maintenant, que l'identité de son interlocutrice. Pourtant, il est au rendez-vous fixé et elle est venue à cet endroit pour lui faire une proposition. Lui faire part d'un projet qui aurait à voir avec son départ à lui, départ du théâtre et de tout.

Et c'est là, à cet endroit précis de la confusion ancienne, entre création et existence, que va se (re)nouer l'enjeu de leurs retrouvailles présentes… Quelque 24 ans auparavant, l'homme-acteur lui était apparu sous les traits d'un enfant alors qu'il endossait le travail d'un acteur, les défroques du comédien n'ayant pas pouvoir sur son identité, ne devant impérativement pas recouvrir la nature de son être. Et maintenant, il est là devant elle affirmant qu'il n'a plus envie de l'art, que la vie c'est différent, que c'est tout autre chose, comme s'il avait été "gagné" de l'intérieur par ce qui était au départ un choix purement artistique.

© Yves Chaudouet.
© Yves Chaudouet.
Réflexions sur l'art, métaphore de la vie qui, pour être pleinement soi, se doit d'échapper à l'entre-soi, le cheminement - au propre comme au figuré - de celui qui va reprendre la route pour être lui et non des doublures de lui-même le phagocytant, le conduit à se mettre en retrait de toute "représentation". Le triptyque - l'être, l'acteur et le néant - en ne se refermant pas sur le volet central de l'art comme échappatoire, mais en choisissant la vie comme viatique, offre le "tableau vivant" d'une résurrection de l'être échappant au néant de la représentation.

Performance hautement troublante en milieu artistique - il y avait là réuni "sur invitation" le parterre théâtral de la région -, l'œuvre en gestation d'Yves Chaudouët convoquant les itinéraires croisés de deux "acteurs hors pair", Valérie Dréville et Yann Boudaud, se posant à eux-mêmes ces interrogations, ne pouvait manquer de faire mouche. En effet, l'intérêt suscité par cette forme hybride se situant délibérément aux confins de la (vraie) vie et du (vrai) théâtre, est la résultante de la problématique "mise en jeu" : laquelle, de l'existence et de sa représentation, précède l'autre ?

"Il Loggiato"

© Yves Chaudouet.
© Yves Chaudouet.
Théâtre performance.
Proposition d'Yves Chaudouët
Avec : Valérie Dréville et Yann Boudaud.

A été représenté le dimanche 8 septembre, 15 h 30,
à la Villa 88, 88, rue Saint-Genès à Bordeaux (33).
7 et 11 avril 2020.
À 20 h 30,
à la Ménagerie de Verre, Paris 11e, 01 43 38 33 44.
>> menagerie-de-verre.org

Yves Kafka
Vendredi 20 Septembre 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024