La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2023

•In 2023• "Le Jardin des délices" Main basse sur la Carrière, une histoire de la création

Philippe Quesne, pour les vingt ans de sa compagnie, la bien nommée Vivarium Studio, ne pouvait rêver mieux que le décor vertigineux offert par la mythique Carrière de Boulbon. Sa fantaisie éco-créatrice hors normes (cf. "La Mélancolie des dragons", "La nuit des taupes", "Farm fatale") réclame des espaces à ses dimensions, des lieux hors frontières du réel dont le metteur en scène plasticien s'affranchit allègrement pour mieux le donner à voir dans des transpositions fulgurantes.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Ici, dans le cadre minéral de la Carrière vibrant d'histoires du théâtre, il explore très librement le célèbre triptyque de Jérôme Bosch pour proposer sa propre création d'un monde en devenir, un monde en (dé)composition. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que le monde selon Philippe Quesne, tout aussi énigmatique que celui du peintre flamand du XVe siècle, réserve d'éblouissantes surprises…

Dans un silence saisissant, un bus prophétique poussé par une troupe d'improbables visiteurs s'avance au pied des falaises. Les passagers, égarés là, regardent avec grande curiosité cet espace qu'ils explorent longuement des yeux. Un gigantesque œuf – que va-t-il en éclore ? – est délicatement déposé par leurs soins sur un lit de terre minutieusement préparé. S'ensuit une procession où, guitare, tambourin, trompette et autres instruments accompagnent les pratiquants vénérant l'idole…

Ce clin d'œil initial à la création du monde de Jérôme Bosch, revisitée de manière "délicieusement" iconoclaste, augure de ce qui va advenir de l'univers recomposé à l'aune de l'imaginaire flamboyant du Vivarium Studio… Ainsi le maître des cérémonies (un démocrate dans l'âme, toutes les décisions seront prises en sollicitant l'accord de chacun), du sanctuaire du bus où il a pris place, invite ses compagnons à le rejoindre pour une étrange cérémonie. Un toast porté "à qui nous savons et à ce qui nous reste à découvrir" prenant l'aspect d'une libation écologique à base de plantes où romarin et thym mêlent leur parfum céleste.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Le cercle de paroles constitué est dans l'instant questionné par la figure de l'ovale ; ovale qui recueille l'assentiment unanime de la troupe. Sans doute faut-il y voir – de manière certes "elliptique" – le désir salutaire de s'extraire de toutes conversations convenues tournant par définition en rond. La parole ainsi déliée et le geste tout autant invitent les participants à laisser libre cours à leur fantasmagorie personnelle. Des textes sont proférés, débridés au possible ("Trop loin à l'Ouest, c'est l'Est ?", "Une fois, je priais la bouche ouverte, une mouche est rentrée."), les galops effrénés d'un cheval fougueux s'emparent du corps de l'un pendant qu'une traversée terrestre sur une ligne imaginaire à ras le sol occupe un funambule, une pyramide humaine informe s'improvise, le tout interprété en pure innocence, celle d'avant le péché originel…

Dans le droit fil de la déconstruction de l'esprit de sérieux propre à ouvrir les yeux sur un autre monde, l'un, après avoir eu la délicate attention de solliciter le groupe pour obtenir l'autorisation de chanter, demande poliment "si l'on pouvait couper les grillons"… Dès lors les événements s'emballent… à la vitesse du temps de vivre. Une séance d'hypnose hallucinatoire se traduit par le miracle des cheveux repoussés, une créature tout de rouge vêtue apparaît entre deux valves de moule géante, un couple coiffé de couronnes d'épines se promène main dans la main, autant de tableaux d'allégories religieuses savoureusement détournées.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Et quand l'orage vient à gronder et que le déluge venu du ciel s'abat sur les paisibles visiteurs, la question métaphysique troue le présent de la représentation : "La Terre n'est-elle pas l'Enfer d'une autre planète ?". L'Enfer (troisième volet du triptyque de référence) c'est les autres… squelettes voguant dans la partie haute de la falaise, au-dessus des enluminures géantes du "Jardin des Délices". Un mollusque planétaire énonce d'un air joyeux : "Ceci est ma volonté, et mon corps est ma volonté. L'eau devient celle du lavement qui permet de pénétrer jusqu'au tréfonds des entrailles de la Terre pour la purifier, comme si le centre du monde était en soi.

L'œuf ausculté propose alors une destination qu'une pierre jetée par le mollusque planétaire montrera du doigt : au sommet du mont de la falaise, un triangle étoilé y brille de ses mille feux. Dans une excitation quasi hystérique et de bruits à l'unisson, la poignée d'élus égarés dans la Carrière assistera au miracle divin d'une naissance "(as)sensationnelle".

Absolue beauté d'une écriture "dé-lirante" d'un tableau ô combien célèbre pour, dans l'écrin fabuleux de la carrière de Boulbon, proposer deux heures de pur bonheur artistique et ludique. Une "création"… de Philippe Quesne qui, accompagné de ses fidèles comédiens complices, inscrit ainsi en lettres de feu son nom dans la longue histoire des miracles vus ici.

Vu le 7 juillet 2023 à la Carrière de Boulbon, dans le cadre du Festival In d'Avignon.

"Le Jardin des délices"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Création Festival d'Avignon 2023.
Librement inspirée du "Jardin des délices" de Jérôme Bosch.
Conception, mise en scène et scénographie : Philippe Quesne.
Assistants à la mise en scène : Marion Schwartz, François-Xavier Rouyer.
Avec : Jean-Charles Dumay, Laurent Gérard alias Èlg, Léo Gobin, Sébastien Jacobs, Elina Löwensohn, Nuno Lucas, Isabelle Prim, Thierry Raynaud, Gaëtan Vourc'h.
Collaboration scénographique : Élodie Dauguet.
Costumes : Karine Marques Ferreira.
Collaboration dramaturgique : Éric Vautrin.
Durée : 2 h.

Spectacle diffusé le 10 juillet sur ARTE.

•Avignon In 2023•
Les 6 et 7, du 9 au 12, du 14 au 18 juillet 2023.
Représenté à 21 h 30.
Carrière de Boulbon, Boulbon (13).
Réservations : 04 90 14 14 14 tous les jours de 10 h à 19 h.
>> festival-avignon.com

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Tournée
Du 26 septembre au 5 octobre 2023 : Théâtre Vidy-Lausanne, Lausanne (Suisse).
12 et 13 octobre 2023 : Le Maillon - Scène européenne, Strasbourg (67).
du 20 au 25 octobre 2023 : MC93, Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, dans le cadre du Festival d'Automne à Paris, Bobigny (93).
23 et 24 novembre 2023 : Maison de la Culture, Pôle européen de création et de production, dans le cadre du Festival Next, Amiens (80).
Du 29 novembre au 1er décembre 2023 : Théâtre du Nord, CDN Lille-Tourcoing-Hauts-de-France, avec La Rose des Vents – Villeneuve d'Ascq, dans le cadre du Festival Next, Lille (59).
5 et 6 avril 2024 : Carré-Colonnes, Saint-Médard-en-Jalles (33).

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Lundi 10 Juillet 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024