La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Concerts

Pierre Thilloy… compositeur sorcier

Pierre Thilloy, le nouveau directeur artistique et compositeur en résidence de l'Orchestre Lamoureux, a ouvert brillamment la saison avec la création mondiale de sa Symphonie n° 10 opus 211 "Exil" au Théâtre des Champs-Élysées. En intégrant les arts numériques avec le collectif KORDS à son grand orchestre symphonique, le compositeur le plus intrigant de sa génération repousse toujours plus loin les frontières. Rencontre avec un sorcier du son.



© DR.
© DR.
Pierre Thilloy organise le chaos, légifère dans le désastre : ce fut la création le 13 septembre d'"Exil", sa dixième symphonie en un terrible écho avec l'actualité. Dans la salle fameuse encore hantée par les rites sauvages du "Sacre du Printemps", le public a vécu une expérience rare avec cette fresque puissante, hallucinée, hallucinatoire. Une vraie commotion - soulignée par un silence suspendu après que le jeune chef Ayyub Guliyev a baissé sa baguette.

L'Orchestre Lamoureux et ses cent dix musiciens, littéralement soulevés par le souffle d'une épopée diabolique, rencontraient ce soir-là deux autres mondes : celui de cinq solistes venus d'Azerbaïdjan et celui issu de la technologie de KORDS mixant en direct sons et images. La proverbiale plasticité des Lamoureux leur fut d'un grand secours : ce fut un véritable exploit d'exécution. Le grand drame en trois mouvements liés pouvait déployer les prestiges d'une texture sonore traversée par les vagues convulsives des cordes, le train d'enfer des percussions (dont un tamtam et des tambours survoltés), l'orage des cuivres et des vents, le lyrisme pathétique des voix solistes (un piano, deux violons, un tar et un kamantcha instruments traditionnels du Caucase). Une riche instrumentation (dont les sirènes, les voix aériennes du célesta, du glockenspiel, les interventions de deux solos de flûte, l'étrangeté des sons électroniques) et des images hypnotiques dessinant un climat de fin du monde ou d'envoûtante élégie.

© DR.
© DR.
Nous avons rencontré le compositeur quelques jours avant ce concert d'un nouveau genre.

Christine Ducq - Comment envisagez-vous votre fonction de directeur artistique de l'Orchestre Lamoureux ?

Pierre Thilloy - Mon statut est unique puisque je suis non seulement directeur artistique mais aussi compositeur en résidence. Pour la direction, mon rôle est de retrouver avec les Lamoureux l'identité forte qui est attachée à leur histoire. Cet orchestre a un passé fameux de création de chefs-d'œuvre (Debussy, Wagner, Dutilleux) et de chefs légendaires comme Paray ou Markevitch. J'ai donc imaginé une programmation qui permette de les identifier à coup sûr - que j'ai appelée "Voyages fantastiques".

Il me semble qu'en ce moment, nous avons besoin de voyager, d'être émerveillés, de nous laisser surprendre. D'abolir les frontières. Et pour cela je ne pouvais rêver mieux que d'être nommé à la tête de cette merveilleuse phalange formée de musiciens d'un si grand talent.

Vous êtes un compositeur du monde comme on dit qu'il existe une musique du monde ?

Pierre Thilloy - Oui. J'ai la chance de beaucoup voyager, j'ai donc écrit de nombreuses œuvres ouvertes aux musiques issues de cultures très différentes et d'horizons divers. L'ouverture de la saison de l'Orchestre Lamoureux est d'ailleurs placée sous le signe du dépaysement avec l'Azerbaïdjan. J'y ai été en résidence pendant trois ans (à l'Ambassade de France entre 2003 et 2008, NDLR) et j'y ai lié beaucoup d'amitiés. J'ai appris à connaître sa culture et sa musique. Le 13 septembre, le public fera la connaissance de quelques fleurons de son répertoire classique.

Pierre Thilloy © Raphaël Creton (2009).
Pierre Thilloy © Raphaël Creton (2009).
Et l'Orchestre Lamoureux créera votre Symphonie n° 10 "Exil"…

Pierre Thilloy - C'est une commande qui représente beaucoup : elle sera créée par l'orchestre, cinq solistes azéris et avec les arts numériques du collectif KORDS que j'ai fondé il y a quatre ans avec deux frères de grand talent Vincent et François Guilliou. KORDS, ce sont les cordes de la musique classique mais à l'ère numérique. Il s'agit pour nous de passer de la lutherie de Crémone à celle d'aujourd'hui. Vincent Guilliou s'est occupé de créer l'univers visuel que je voulais pour ma symphonie. Et François Guilliou en a sculpté le son numérique. C'est donc une double création et notre premier concert en France ensemble.

Pour moi, il faut revoir la vision que nous avons du concert classique, un peu figé. Ainsi, avec cette œuvre, nous plongeons la salle et la scène dans le noir. La projection des images se fait sur un écran derrière l'orchestre. Avec des images et des sons électroniques mixés en temps réel qui réagiront (à l'aide de capteurs) à la partie musicale écrite pour l'orchestre. La musique doit surgir des images qui lui donnent une autre dimension.

À qui pensiez-vous en écrivant "Exil" ?

Pierre Thilloy - Notre démarche doit être intuitive étant donné l'actualité ! J'ai pensé à toutes les victimes forcées de fuir leur pays mais aussi à l'Azerbaïdjan. C'est un petit pays de neuf millions d'habitants, en guerre larvée avec l'Arménie, et qui a un million de personnes déplacées (1). Je ne veux cependant pas faire de politique et mon propos est artistique. En tant que compositeur, je considère que ma mission est d'alerter sur les problèmes de notre époque et de réunir les peuples dans l'amour de la musique. Un langage universel qui ne peut blesser personne contrairement aux mots.

© DR.
© DR.
Vous avez invité des solistes azéris puisque vous utilisez des instruments traditionnels dans votre symphonie.

Pierre Thilloy - Le tar et le kamantcha. Le tar est une sorte de oud et le kamantcha, un genre de violon de genou. Ces instruments ont un timbre qui me fait rêver. Dans la partition, beaucoup de départs de mélodies se font sur les modes du mugham (2). C'est un métissage que je recherche. Bien plus que d'une chapelle, ma musique se réclame du désir de toucher le public, le faire vibrer et voyager.

Les arts numériques participent de cette expérience ?

Pierre Thilloy - En effet. Les images épousent les pulsations de l'orchestre, variant selon le rythme et la mélodie. L'idée est que le public déconnecte du monde et investisse un territoire sacré. Et ce sera dans une des plus belles salles du monde, celle des Champs-Élysées (3).

Notes :
(1) Dans les montagnes du Haut-Karabakh, l'ancienne région autonome azérie est occupée par les troupes arméniennes depuis 1994, soit 13 % du territoire de l'ancienne république soviétique d'Azerbaïdjan (Source : "Le Monde diplomatique", décembre 2012).
(2) Le mugham est un genre musical traditionnel oriental propre aux régions du Caucase.
(3) L'Orchestre Lamoureux reprend ses quartiers au Théâtre des Champs-Élysées.

Entretien réalisé le 9 septembre 2015.

Programmation complète :
>> orchestrelamoureux.com

Quelques repères :
Septembre 2015 : direction générale du Festival "De Soie et de Feu" à Mulhouse, du 16 au 19 septembre 2015.
Septembre 2015 : création de la Symphonie n° 10 opus 211 "Exil".
Février 2015 : création de l'opéra "Les Faux-Monnayeurs", sur un livret de Jean-Pierre Prévost, d'après André Gide.
2012 : création de "La Constellation de la baleine", sur un texte de Michel Onfray.
Mars 2011 : création de l'opéra "Hamlet ou le jour des meurtres", sur un livret d'après Bernard-Marie Koltès.
2009 : création de "Mosella", oratorio profane (pour trois cents musiciens).

>> pierrethilloy.com

Christine Ducq
Mardi 22 Septembre 2015

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024