La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Concerts

Nuit et transfiguration, un beau voyage avec l'Orchestre de l'Opéra de Paris

À la Philharmonie de Paris, l'Orchestre de l'Opéra de Paris dirigé par son directeur musical Philippe Jordan a brillé dans un sublime programme du post-romantisme germanique, la "Nuit transfigurée" d'Arnold Schönberg et "Une Symphonie alpestre" de Richard Strauss. Un concert à (ré)entendre sans faute le 8 novembre sur Radio Classique.



© Christine Ducq.
© Christine Ducq.
Comment démontrer que la phalange de la "Grande Boutique" est devenue, après plus de dix ans de travail avec son chef suisse, Philippe Jordan, le meilleur orchestre de France ? En programmant "Verklärte Nacht" opus 4 dans sa version orchestrale de 1917 (une œuvre destinée d'abord en 1898 au sextuor, dont les mélomanes se chuchotent le nom avec ravissement tel un secret d'initié, et plus encore pour cette transcription destinée à une soixantaine de cordes) et "Eine Alpensinfonie" opus 64, massif tout aussi sublime écrit pour un effectif considérable (de cent à près de cent quarante musiciens selon le cas) en 1915.

Mais si nous n'étions ni à Vienne en 1917 ni à Berlin en 1915, mais à Paris en 2020 (une période peut-être à peine moins sombre en cette soirée de vendredi 16 octobre au vu de l'actualité), le voyage musical offert dans une nature rêvée fut à la hauteur des promesses. Une Nature post-romantique symbolisée avec une intensité expressive rare par les tournures mélodiques d'un jeune Arnold Schönberg évoquant la promenade en forêt d'un couple en crise (celui du poème de Richard Dehmel cité en exergue de la partition).

Philippe Jordan © Philippe Gontier/OnP.
Philippe Jordan © Philippe Gontier/OnP.
Mais aussi la randonnée dans les Alpes Bavaroises d'un artiste affrontant les vingt-deux étapes initiatiques d'une expérience existentielle en une seule coulée océanique (du lever du soleil jusqu'à la nuit) : une journée somptueusement transfigurée par la composition pour grand orchestre post-wagnérien et malhérien d'un Richard Strauss au sommet de ses moyens. Une fresque géniale qui eut pour premier titre "La tragédie de l'Artiste", sous influence de la lecture de F. Nietzsche.

Quel plus bel hommage Schönberg pouvait-il rendre à l'ami Dehmel, amant suicidé de sa future femme Mathilde von Zemlinsky, sa dédicataire ? La subtile marqueterie sonore sous double influence brahmsienne (pour la structure en développement) et wagnérienne (pour l'écriture tonale instable et les audaces harmoniques) trouve son interprétation idéale dans l'entrelacement subtil des voix claires et graves des cordes de l'orchestre parisien.

Des cordes à la sonorité transparente, tour à tour rondes ou âpres, soyeuses et virtuoses, qui exhaussent les émotions rares exposées en cinq parties enchaînées de cette tragédie intime de l'amour trahi et du pardon. De dialogues tourmentés en motifs gravement martelés, des bruissements avec sourdine au flux et reflux dynamiques jusqu'à la longue coda lyrique, les cordes de l'Orchestre de l'Opéra impressionnent et bouleversent sous la direction élégante et habitée de Philippe Jordan. L'occasion aussi de découvrir le nouveau premier violon solo de la formation, l'impressionnant Petteri Livonen.

Dans la seconde partie du programme, la scène se remplit de plus d'une centaine de musiciens et toujours sans partition, le chef suisse fait comme à son habitude la preuve de son absolue maîtrise et de son ambition dans cette fresque de près de cinquante minutes. Un effectif considérable et un instrumentarium complexe (dont deux harpes, quatre tubas, des machines à vent et à tonnerre, une fanfare derrière la scène, un orgue, des cloches à vaches, un tam-tam et le heckelphone de "Salomé" et "Elektra", entre autres) sont les instruments nécessaires pour ce poème symphonique grandiose d'un compositeur qui se voulait "Ausdruckmusiker", quoique peintre plus post romantique qu'expressionniste ici.

Dès le prélude, de la fin de la nuit au lever du soleil en fortissimo éclatant de tout l'orchestre en une ascension mélodique et rythmique irrésistible (rappelant celle du "Also spracht Zarathustra" de 1896), le ton est donné, celui d'une expérience du sublime telle que l'ont théorisée les philosophes et écrivains allemands des XVIIIe et XIXe siècles.

Orchestre 2016-2017 © E. Bauer/OnP.
Orchestre 2016-2017 © E. Bauer/OnP.
Avec ses vingt deux étapes (évoquant ci et là les opéras d'avant 1910 en un langage peut-être moins audacieux mais pas moins éloquent) alternant ses "Moments pleins de périls", ses visions, son pittoresque, sa célébration mystique du sommet atteint par une sorte de double de l'artiste créateur, avant un orage mémorable - l'un des plus impressionnants jamais entendus -, cette "Symphonie alpestre" offre le paysage intense d'une richesse thématique inouïe au langage magistralement achevé.

Honorant le dernier poème symphonique composé par R. Strauss, l'orchestre réalise une performance supérieure qui rend justice à l'art straussien de la grande forme. Les climats se succèdent entre lumière et ombres, portés par des pupitres tous excellents, qui réalisent avec un sens parfait des équilibres, hautement inspirés en termes de couleurs et de timbres, l'impeccable agencement formel. Les musiciens en totale osmose avec leur chef se font maîtres architectes mais aussi peintres.
Et quand a-t-on mieux perçu l'évidence discursive (pourtant complexe) des plans sonores ?

Une expérience sonore, émotionnelle - un sommet artistique, fruit d'un travail au long cours - qui appelle absolument un enregistrement discographique afin de la fixer.

Concert donné les 16 et 17 octobre 2020 à la Philharmonie de Paris.

Concert à réécouter le 8 novembre 2020 sur Radio Classique.

Arnold Schönberg (1874-1951).
"Verklärte Nacht" opus 4.

Richard Strauss (1864-1949).
"Eine Alpensinfonie" opus 64.

Orchestre de l'Opéra de national de Paris.
Philippe Jordan, direction musicale.
>> operadeparis.fr

Christine Ducq
Mardi 27 Octobre 2020

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024