La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"La Porte d'Ensor" Dans une forme d'imaginaire plastique et théâtral, dévoiler la dramaturgie inhérente à toute œuvre picturale

Après un "Tartuffe" magnifiquement réussi en janvier dernier et apprécié jusqu'à Pékin (dans le cadre d'une tournée en Chine), Serge Noyelle et Marion Coutris récidivent avec une nouvelle création, La Porte d'Ensor", qui baguenaude avec délectation sur les sentiers de l'art pictural et explore la théâtralité et la dramaturgie des œuvres du courant "expressionniste" belge, entre autres, de la fin du XIXe, début XXe, représentée par James Ensor(1) et Félicien Rops – tous deux firent partie du Groupe des Vingt(2). Seront aussi convoqués, pour leurs spécificités imaginatives et leurs esthétiques expressionnistes et/ou surréalistes, Paul Delvaux, René Magritte, Munch…



© Claude Garcia.
© Claude Garcia.
En fond de scène, au centre, comme peinte au milieu de nulle part, une porte à deux battants fermée. Que va-t-il en surgir ? Qu'y a-t-il derrière cette porte ? Qui va en franchir le seuil ? Très vite, un à un, parfois à deux, des hommes habillés en noir, empruntant chacun des attitudes différentes, vont passer ce gué, entrer puis sortir, discrètement ou pas, effarouché ou pas, parfois jouant d'une gestuelle burlesque, générant étrangeté, curiosité… Y a-t-il, dans cet acte, dans ce cortège insolite, un secret, un imaginaire à dévoiler ?

Sans aucun doute, celui-ci se construisant par la succession de simulacres visuels fantasmagoriques, cortège d'images fugaces, intemporelles, représentations oniriques ou insolites, parfois décalées, burlesques ou inscrites dans des réalités créatrices passées, toutes ces propositions, de manière compréhensible ou pas – selon la connaissance que chacun peut avoir des artistes susnommés –, faisant référence à des expressions picturales existantes, à des œuvres concrètes, dont le champ esthétique libre et singulier se définit comme un hommage avéré à James Ensor, l'homme et son histoire, l'œuvre bien sûr, mais aussi les influences initiées par ses admirations pour ses pairs et l'environnement artistique de son époque.

© Claude Garcia.
© Claude Garcia.
Ces tableaux vivants ainsi représentés sont entrecoupés parfois de monologues descriptifs, d'échanges de répliques entre différents personnages et James Ensor. Pour exemple, une jeune fille (surprenante et talentueuse Camille Noyelle), parée d'étoffes, de dentelles et de bottines blanches, surgit, repart, ressurgit, visage étonné, gestes mécaniques, se mouvant en pas glissants. S'ensuit, dans une manière de soliloque, un autoportrait d'Ensor qui passe de la description détaillée de son visage à celle, très imagée, de haut en bas, de l'ensemble de son corps. La jeune fille en blanc réapparaîtra régulièrement, dessinant un cercle de confettis blanc ou déambulant dans des attitudes somnambulesques, voire inquiétantes, ou encore donnant la réplique à Ensor et son parapluie.

Puis de nouvelles séquences se succèdent, sans cohérence apparente… mais toutes génèrent une forme de surprise ludique alimentant l'attention du spectateur… Arrivée d'une violoniste, puis d'un accordéoniste chanteur (Rémy Brès-Feuillet) à la voix magnifiquement maîtrisée de contre-ténor. Suivent quatre danseurs, tous en marcel… exécutant une chorégraphie élégamment désordonnée. Un autre, élancé, en robe noire, gracieux, exécutera de longs mouvements rapides et aériens. Les scènes sont nombreuses et inventives, toutes étudiées avec une précision plastique réussie. On va sans cesse de surprises en surprises, chacune jouant d'effets surprenants et imprévus. On n'est jamais dans l'attendu.

© Claude Garcia.
© Claude Garcia.
Ce mode d'expression, très visuel, est, par excellence, la marque de fabrique de Serge Noyelle, étant par sa formation tout autant plasticien que metteur en scène. Celle-ci met ici en exergue la capacité des peintres à s'appuyer, à user – souvent de façon subtile et délicate – d'une dramaturgie, "canevas" guidant, de manière inconsciente ou pas, de nombreuses créations picturales. En retour, le théâtre et ses unités de temps, de lieu et d'action ont cette faculté à donner un supplément de vivacité à l'inerte… à leur donner de nouvelles tournures métaphoriques dans l'interprétation de ces sens ou non-sens. Cette approche singulière est particulièrement évidente dans la dernière partie du spectacle où s'effectue un changement d'ambiance avec une atmosphère plus rock – riffs de guitare en fond sonore – et plus lumineuse.

Paraissent alors neuf personnages en robes de couleur, portant des masques(3), tous différents, horrifiques ou grotesques ou burlesques… au-delà du fantastique ! Chacun, se voyant attribué une chaise, effectue un jeu burlesque autour de celle-ci. Puis Ensor nous rappelle son ancrage à Ostende, sa ville de naissance ("J'aime revenir à Ostende, la nuit") avant que les masques tombent. Le final se met en place en une forme de déménagement, avec une mise en place sur le plateau plus ou moins désordonnée d'accessoires, d'objets variés : fauteuils, canapé, malle, valises, plantes vertes, petites volières, bassine, seau, skis, portant avec vêtements, etc., comme une composition picturale improvisée… ou pas ! Dans le cadre de la porte, en fond, projection de détails de tableaux de James Ensor.

© Claude Garcia.
© Claude Garcia.
L'art de la création hors cadre de Serge Noyelle et Marion Coutris est ici à son summum et la puissance de leur inspiration s'exprime pleinement dans leur hommage à James Ensor ("Les masques scandalisés", "L'intrigue", "L'entrée du christ à Bruxelles", etc.), mais aussi dans les références à Félicien Rops ("Pornokratès", 1878), aux femmes en robe blanche de Paul Delvaux et à l'univers de Magritte.

Et l'un des points forts de la mise en scène de Serge Noyelle et de l'apport dramaturgique de Marion Coutris réside dans la construction spectaculaire et maîtrisée des différentes séquences, dans leur enchaînement, dans la subtile mécanique qui associe, avec justesse, scènes purement visuelles et interventions textuelles. Un autre est sans conteste l'intelligence du choix des comédiennes, comédiens, musiciennes et musiciens qui sont ici tous à la bonne place pour exprimer totalement leurs talents.

(1) James Ensor est un peintre belge né à Ostende le 13 avril 1860 et mort dans cette même ville le 19 novembre 1949.
(2) Cercle artistique belge d'avant-garde créé en 1883 à Bruxelles par Octave Maus. Après sa dissolution en 1894, celui-ci deviendra La Libre Esthétique.
(3) Ces masques – ceux du carnaval d'Ostende – sont très présents dans les toiles d'Ensor, occupant une place de choix dans la thématique de l'artiste. On les trouve dans "L'intrigue", "The troubled masks (Les masques intrigués)", "Les masques singuliers", "Ensor aux masques", par exemple.

"La Porte d'Ensor"

© Claude Garcia.
© Claude Garcia.
Création 2024.
Texte et dramaturgie : Marion Coutris.
Mise en scène et scénographie : Serge Noyelle.
Avec : Rémy Brès-Feuillet, Marion Coutris, Pascal Delalée, Nino Djerbir, Andrés García Martínez, Camille Noyelle, Hugo Olagnon, Leonardo Santini, Geneviève Sorin, Bellkacem Tir.
Bande sonore : Patrick Cascino (piano), Didier Lévêque (accordéon), Magali Rubio (clarinette), Marco Quesada (guitare), Charly Thomas (contrebasse).
Adaptation lyrique et accordéon : Rémy Brès-Feuillet.
Composition musicale : Marco Quesada, Patrick Cascino et Purcell, Monteverdi, Haendel.
Lumières : Serge Noyelle et Cédric Cartaut.
Vidéo : Cédric Cartaut.
Son : Bastien Boni.
Régisseur général : Thibault Arragon de Combas.

Coproduction Théâtre des Calanques et Groupe 444, soutien à la production Fransbrood Production (Gent).

A été représenté les 22, 23, 26, 28, 29 et 30 mars 2024.
À 20 h 30.
Théâtre des Calanques - Pôle Européen des Suds, Marseille 8e, 04 91 75 64 59.
>> theatredescalanques.com

Gil Chauveau
Jeudi 4 Avril 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024