La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Andromaque" Femme fatale… Une version flamboyante, en rouge, noir et blanc, de la mythique tragédie

Un plateau rouge sang – de la couleur de celui versé à flots lors de la prise de Troie par les Grecs, écho princeps des guerres contemporaines et de leurs effusions sanglantes – sur lequel les protagonistes tout de noir vêtus évolueront jusqu'à s'y perdre. Du quatuor mythique (Oreste, Hermione, Pyrrhus, Andromaque), marqué à jamais par le fatum cruel qui leur fait aimer celui ou celle qui ne veut pas d'eux, la rescapée du rôle-titre de Racine se détachera en revêtant la longue robe blanche des épousées… Une symphonie de couleurs éblouissantes, mise en scène superbement par Stéphane Braunschweig, afin de mieux nous dessiller les yeux sur les jeux éternels de l'amour fou et du trépas insensé.



© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Que sont les héros des tragédies antiques, issus d'un noble sang princier, si ce n'est les représentants de nos vies minuscules magnifiées par le haut rang qu'est le leur ? Si leur écho n'a rien perdu de leur puissance en traversant l'épaisse nuit qui nous sépare d'eux, c'est qu'ils cristallisent les ressorts de notre être au monde. "Brûler d'une possible fièvre, Aimer jusqu'à la déchirure, Aimer, même trop, même mal. Tenter d'atteindre l'inaccessible étoile", le héros de "la quête" de Jacques Brel se faisait aussi en son temps le porte-parole exalté des jeux cruels du désir amoureux…

À peine passée la scène d'exposition confiée à Oreste retrouvant son ami Pylade, advient le premier choc ressenti à l'apparition de Pyrrhus, le roi d'Épire. Géant sanguinaire, treillis militaire et rangers de combat aux pieds, son allure dégingandée et ses regards inquiétants ajoutant à la frayeur qu'il inspire lorsqu'il hurle son refus aux oreilles d'Oreste, venu au nom des Grecs lui réclamer Astyanax, le fils d'Hector.

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
D'emblée, le jeu de billards à trois bandes est institué… Oreste, amoureux fou de la princesse Hermione promise par ses illustres parents (Hélène et Ménélas) à Pyrrhus, a tout à perdre à ce que le fils d'Achille obéisse à sa requête en sacrifiant le jeune enfant d'Andromaque, sa captive troyenne dont il est fou amoureux… ce qui, sur le champ, sonnerait le glas des espoirs du roi d'Épire d'épouser la veuve d'Hector… et rouvrirait, à l'opposé, pour le fils d'Agamemnon le champ des possibles. Ainsi, exigeant en paroles ce qui condamnerait son hymen pour Hermione, Oreste accomplit-il sa mission d'ambassadeur des Grecs avec le secret désir… d'échouer, afin de pouvoir reconquérir celle qu'il aime d'une passion dévorante.

Trois amoureux fous de désir qui, dans des joutes où la passion annihilera toute raison, vont rejouer corps et âme leur existence sur un tapis rouge… où seule celle – Andromaque – qui a pour amour un mort, le défunt Hector, survivra (très beau tableau final). Quand les personnages entrent en scène, nous savons pourtant avec eux le sort qui les attend de toute éternité. Et cependant, magie de la représentation théâtrale incarnée, nous les "découvrons" en prise avec leur démon chevillé au corps…

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Pyrrhus à l'adresse d'Andromaque : "Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur/S'il n'aime avec transport, haïsse avec fureur" ; Hermione à propos de Pyrrhus : "Lui qui me fut si cher, et qui m'a pu trahir/Ah ! je l'ai trop aimé pour ne le point haïr" ; Oreste à propos d'Hermione : "Je me livre en aveugle au destin qui m'entraine/La fléchir, l'enlever, ou mourir à ses yeux"…

Ballottés entre les deux versants opposés (et complémentaires) du même sentiment, les trois héros vont allègrement creuser leur perte, car, quand bien même devraient-ils en mourir, le désir fou de l'autre, qui comblerait en eux un manque consubstantiel à leur existence, est vécu dans leur imaginaire comme un "viatique", un leurre partagé de tout temps. Dans la vie ordinaire, cela donnerait lieu aux titres racoleurs de journaux à sensations, mais lorsqu'on appartient à des lignées royales drapées dans les plis d'une noblesse de sang, les alexandrins magnifiques de Racine en exaltent le parfum sulfureux.

Et les confidents (Pylade pour Oreste, Cléone pour Hermione, Phœnix pour Pyrrhus et Céphise pour Andromaque) auront beau tenter de faire entendre à chacun et chacune la voix de la réalité qui insiste, rien n'y fera, chacun se précipitant sciemment vers son destin tragique comme si Thanatos faisait d'Eros son allié pour divinement triompher.

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Ainsi, dans un tableau vivant évoquant ceux du Caravage, le tyran sanguinaire Pyrrhus, couvert du sang dans lequel il se vautre, se tordra de douleur aux pieds d'Andromaque, inflexible dans sa dignité de veuve fidèle à son amour défunt. Le rouge sang du sol striant son corps de brute épaisse, torturée par les affres d'une passion destructrice, se mêle au clair-obscur du plateau, pour créer une peinture au naturalisme appuyé, nous éclaboussant de sa force expressive.

De même, au dernier acte, lorsque tombe des cintres un cadre miroir dans lequel se reflètent comme des figures fantomatiques les héros en pleine perdition, le jeu des passions incandescentes se fera encore plus cruel avec, pour point d'orgue, la folie d'Oreste… Après avoir outrepassé ses valeurs en assassinant un roi qu'il vénère pour offrir à Hermione le récit triomphal de l'exécution de son rival, l'amoureux éconduit se voit rendu coupable de sa mort.

Fuyant dans la folie une réalité "déraisonnable", il se débattra contre les Erynnies venues le torturer, et s'écriera, halluciné : "Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?". En délivrant ici l'un des plus bels alexandrins du siècle classique, le visage de l'acteur distordu par l'effroi renvoie à un autre tableau expressionniste ô combien mythique, celui du "Cri" d'Edvard Munch. Seuls les bras de son ami Pylade pourront contenir la folie à l'œuvre.

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Et lorsque l'apothéose finale présentera comme seule survivante Andromaque en majesté, magnifique en femme fatale au regard dévasté serrant dans ses bras le jeune Astyanax, hiératique dans sa robe immaculée tranchant sur l'immense tache rouge du plateau dépouillé des autres vies, on pourrait penser un instant que l'amour porté à un défunt garantit seul des vicissitudes funestes des passions vivantes. Musset nous en détrompe : "J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelques fois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui".

La mise en jeu d'une sobriété "spectaculaire", la scénographie renvoyant à des tableaux de maître et l'interprétation délivrant les alexandrins avec un naturel saisissant, concourent à donner à l'"Andromaque" de Stéphane Braunschweig une puissance bouleversante. Comme si elle renaissait de ses cendres devant nos yeux dessillés.

Vu le mercredi 17 janvier, Grande salle Vitez du TnBA de Bordeaux.

"Andromaque"

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Création novembre - décembre 2023 à l'Odéon-Théâtre de l'Europe, Paris 6e.
Texte : Jean Racine.
Mise en scène : Stéphane Braunschweig.
Assistant à la mise en scène : Aurélien Degrez.
Avec : Jean-Baptiste Anoumon, Bénédicte Cerutti, Boutaïna El Fekkak, Alexandre Pallu, Pierric Plathier, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal, Clémentine Vignais.
Collaboration artistique : Anne-Françoise Benhamou.
Scénographie : Stéphane Braunschweig.
Collaboration à la scénographie : Alexandre de Dardel.
Costumes : Thibault Vancraenenbroeck.
Lumière : Marion Hewlett.
Son : Xavier Jacquot.
Coiffures et maquillage : Émilie Vuez.
Réalisation du décor : Atelier de construction de l'Odéon-Théâtre de l'Europe.
Durée : 2 h.

Représenté du 16 au 19 janvier 2024 au TnBA Bordeaux Aquitaine, Bordeaux.

Tournée
Les 1er et 2 février 2024 : Théâtre de Lorient - CDN, Lorient (56).
Du 8 au 14 février 2024 : Comédie de Genève, Genève (Suisse).

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.

Yves Kafka
Mardi 23 Janvier 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024