La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Quartett" Quand la brûlure du désir embrase corps et esprits…

Comment sortir indemne d'une telle représentation ? Comment échapper au tir nourri de mots choisis, faisant mouche sans coup férir, tant ils rivalisent de traits d'esprit acérés comme des lames d'épée ? Comment n'être pas bouleversé – et conquis ! – par le jeu cruel de ces deux ex-amants, libertins de haut vol échappés des "Liaisons dangereuses" de Choderlos de Laclos revisitées par Heiner Müller, et incarnés ici superbement par Hélène Alexandridis, dans le rôle de la marquise de Merteuil, et Stanislas Nordey dans celui du vicomte de Valmont ? Un cocktail enivrant d'intelligence à vif et de sensations à faire tourner la tête.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Si le poète maudit qu'était Mallarmé proclamait : "La chair est triste, hélas !, et j'ai lu tous les livres", scellant dans ces mots la quête de l'inaccessible absolu qui hanta son existence, avant lui, Choderlos de Laclos, officier de carrière de petite noblesse et de constitution chétive, ayant souffert du peu de succès auprès de la gent féminine, écrivit les "Liaisons dangereuses" comme on a recours à un succédané. Sous prétexte de condamner les errements libertins de ses deux personnages, il assouvissait ainsi sur le papier ses désirs refoulés… Vade retro satanas, proclame haut et fort l'homme d'Église (et l'homme de lettres représentant de "la haute")… pour tenter de ne pas succomber à la tentation chevillée au corps.

Heiner Müller, plus d'un siècle après, n'a eu lui que faire du jugement de Dieu pour réécrire sa version théâtrale des "Liaisons". De plus, rompant avec le genre de la correspondance épistolaire, il réunit dans "un salon d'avant la Révolution française et/ou un bunker d'après la troisième guerre mondiale" (didascalies initiales) les deux magnifiques protagonistes incarnant, en supplément, les deux absents du plateau que sont la femme du Président de Tourvel et la vierge et innocente Cécile de Volanges, nièce de la marquise. Autant dire, une partie à quatre bandes ("Quartett") dont les deux illustres libertins sont maîtres du jeu, les deux autres évoqués étant relégués au rang de jouets de leurs fantaisies sexuelles.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Jacques Vincey, le deus ex machina de ces jeux à fleurets tirés, excelle ici dans sa capacité à rendre palpable, au travers d'un décorum très XVIIIe siècle (cf. les majestueux costumes d'époque, les volumineuses perruques et les monumentales tentures), les émois de la chair et des âmes en proie aux tourments du désir. Comme si l'immaculée noblesse de l'écrin avait pour fonction de faire ressortir, dans un contraste saisissant, le rouge vif des passions humaines à l'œuvre.

D'emblée, surgis de derrière le rideau de scène qui les dissimule à nos regards, les propos de Merteuil résonnent comme une répétition à haute voix du duel (à mort) qui se prépare. En effet, tout en affirmant expressément qu'elle ne se laissera plus prendre dans les rets voluptueux de Valmont, elle avoue que le plaisir (de sa peau) est lié à cette "main ou griffe" qu'il pose sur elle. Et de s'essayer à s'en préserver en polissant des saillies dévastatrices mettant directement en cause là où le bât blesse : la virilité du séducteur prédateur.

Dès l'entrée dans l'arène de Valmont, le rideau découvrant un décor d'une blancheur virginale, Merteuil n'a de cesse de provoquer ses ardeurs… pour mieux les déclarer obsolètes. Ainsi du chiffon rouge qu'elle agite en la personne d'un amant plus jeune et vigoureux que lui… lui dont "elle a déjà oublié la courbe de la queue". Quant à la Tourvel, celle dont il a fait sa nouvelle amante, elle a droit à cette appréciation : "Un sacré morceau de chair… Allez-vous vraiment tisonner ce triste rebut ?".

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Au-delà de la crudité éclatante des passions déshabillées de leurs atours convenables, c'est à une critique sans filtre de la religion dans tous ses états à laquelle on assiste. Ainsi, la présidente de Tourvel n'est-elle qu'"une bigote aux genoux rougis par les prie-Dieu et aux doigts enflés à force de se tordre les mains devant son confesseur, ces mains qui n'agrippent d'appareil génital sans la bénédiction de l'église…". La critique politique de la religion, instrument d'asservissement, est redoublée de la critique sociale du mariage, institution dévastatrice de toute jouissance. Et le trait final de la tirade fait figure d'estocade portée à l'adversaire : "Pourquoi Valmont lever la patte devant un tronc d'église ? À moins que vous en soyez à mendier l'aumône du mariage…".

Valmont, nullement désarçonné par cette charge, n'est pas en reste pour lui renvoyer au visage sa jalousie de n'avoir pas été choisie par le Président. Quant au temps qui s'inscrit dans ses traits creusés, ses effets sont aggravés par le "manque de pluie" tombée sur elle. Refusant apparemment la proposition perverse de Merteuil de lui livrer Cécile de Volanges, sa jeune nièce virginale, il reprend à son compte la critique acerbe de l'éducation religieuse : "Qu'aura-t-elle appris dans son couvent, à part le jeûne et un peu de masturbation pieuse avec le crucifix ?", pour terminer par ce trait sans appel : "Je parie qu'elle brûle de recevoir le coup de grâce. Elle se jettera sur mon couteau avant que je l'aie tiré".

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Ainsi initié, le débat entre les deux ex-amants va se dérouler sans fléchir d'intensité un seul instant, voyant fleurir moultes saillies plus incandescentes les unes que les autres ; autant de brûlots visant, au-delà de la personne de l'ex-amant(e), les institutions sacro-saintes de l'État et de l'Église confondus dans la même détestation. Un jeu de massacre orchestré par des mots les plus crus, enchâssés dans une prose des plus raffinées. La vertu étant "une maladie infectieuse", l'existence ici-bas n'étant suivie d'aucune autre, il s'agit de s'affranchir des tabous de la bienséance castratrice des plaisirs charnels.

Mais le plaisir des jeux d'esprit partagés à deux pourrait finir par s'émousser… Aussi Merteuil et Valmont vont-ils intervertir leur rôle pour se glisser, non sans une jouissance exquise, dans la peau de l'autre… Quel pur ravissement alors d'entendre la marquise (jouant le vicomte) redoubler de circonvolutions pour séduire la prude et honorable épouse fidèle du Président de Tourvel. Et d'écouter Valmont-Merteuil (le vicomte ayant revêtu le panier de la robe de son interlocutrice) se lancer dans un plaidoyer pour convaincre la marquise de se donner à lui afin d'épargner le "réceptacle du mal, d'autant plus dangereux qu'il est innocent" de sa jeune nièce, se dandinant à l'approche du monstre.

Le point d'orgue de cet échange de rôles se trouvant sans nul doute dans le tableau où Merteuil (jouant Valmont) lui demande de poser sa main sur "l'espace vide entre ses cuisses" afin que ladite main puisse vérifier qu'aucune érection n'advient. La tension est alors si "palpable" que leurs bouches se rapprochent, prêtes à s'abandonner au baiser… qu'ils se refuseront tout en brûlant d'envie.

Le jeu hautement sulfureux se poursuivra jusqu'à faire endosser par Merteuil les habits de sa nièce, la vierge Cécile de Volanges, courtisée de manière éhontée par Valmont, jusqu'à s'écrier, rose d'émotion : "Que cherche votre main paternelle ? Monsieur, sur ces parties de mon corps que la mère supérieure m'a interdit de toucher"… Jusqu'à ce que les ravissements des avatars de "la petite mort", démultipliés en traits d'esprit cruels, s'épuisent… Aucun vainqueur ne se détachant de cette battle enivrante, seules les vertus de l'auto-destruction portée à son incandescence pourront en effet délivrer les protagonistes dans une chute à la hauteur de ce que furent leurs amours défuntes.

Qu'ajouter à ce tableau si ce n'est que Jacques Vincey, le subtil metteur en jeu de ces joutes sans frein, a trouvé en ces deux interprètes les comédiens "idéaux" pour incarner la sensualité des corps et la spiritualité des mots. Le but suprême, au-delà de la confrontation de ces deux libertins haut de gamme, étant d'exposer à nu la force du désir dynamitant l'ordre social et religieux… Un régal libertaire pour l'esprit et "les sens". Un brûlot dans un écrin de soie.

Vu le mercredi 6 mars dans la Salle Vauthier du TnBA à Bordeaux.

"Quartett"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Texte : Heiner Müller.
"Quartett" est publié aux Éditions de Minuit.
Traduction française : Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux
Mise en scène : Jacques Vincey
Avec : Hélène Alexandridis, Stanislas Nordey et Alexandre Meyer (musicien).
Collaboration artistique : Blanche Adilon-Lonardoni.
Conseil dramaturgique : Irène Bonnaud.
Scénographie : Mathieu Lorry-Dupuy.
Lumière : Dominique Bruguière.
Musique : Alexandre Meyer.
Costumes : Anaïs Romand.
Perruques et maquillage : Cécile Kretschmar.
Durée : 1 h 15.
Production : Centre Dramatique National de Tours - Théâtre Olympia.

A été représenté du mardi 5 au vendredi 8 mars au TnBA de Bordeaux.

Tournée
12 avril 2024 : MA scène nationale - Pays de Montbéliard, Montbéliard (25).
16 et 17 avril 2024 : Comédie de Colmar, Colmar (68).
Du 14 au 16 mai 2024 : Maison de la Culture, Bourges (18).

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Mercredi 13 Mars 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024