Avignon 2025

•Off 2025• "Wasted" Une écriture poétique pour la réalité âpre de la jeunesse

Kae Tempest est particulièrement inspirée, voire tourmentée, par l'espèce d'effarement que la jeunesse ressent au moment où la réalité vient fracasser les rêves et les espoirs de l'innocence. "Wasted", comme dans son autre opus, "Les Nouveaux Anciens", interroge ce passage difficile. La pièce met en scène Ted, Dan et Charlotte, trois amis de lycée, dix ans jour pour jour après le décès d'un quatrième ami, Tony, pour une soirée et une nuit où la mémoire, les espoirs déçus et la nostalgie d'une jeunesse définitivement perdue vont sonner la fin d'un deuil.



© Gulliver Hecq.
Ils ont bientôt trente ans. Plus ou moins engagés dans la vie laborieuse. Ted bosse dans une boîte qui l'étouffe pour payer les factures et pouvoir satisfaire les besoins de confort de sa compagne. Charlotte est enseignante dans une école en zone défavorisée, avec l'impression de faire de la garderie plutôt que d'apporter quelque chose à des élèves qui préfèrent balancer des photos de leurs bites sur les réseaux plutôt que d'apprendre quoique ce soit. Dan, lui, poursuit son rêve de devenir une star du rock anglais avec son groupe de seconde zone qui joue quasi gratuitement dans les bars. La pièce se déroule en Angleterre, mais le thème traverse aisément les frontières.

Les auteurs anglais sont beaucoup moins pudibonds que les autres quand il s'agit de montrer sans filtre le réel et fouiller les corps et les âmes… et disséquer les contradictions. Edward Bond, Sarah Kane, Harold Pinter et Shakespeare sont passés avant. Cette soirée et cette nuit s'étoilent ainsi d'alcool, de drogue et d'un bouillonnement de sentiments exacerbés. On l'a dit, c'est un anniversaire, l'anniversaire de la disparition du quatrième, Tony, un moment qui creuse soudain l'abîme du temps passé devant lequel l'esprit est pris de vertige. Un moment où la vie se met en pause et révèle l'usure des rêves et des espoirs.

© Gulliver Hecq.
Même si le fond de la pièce est tragique (le temps qui passe ne reviendra pas, hélas, et ce qui va avec non plus), la mise en scène de Martin Jobert évite de tomber dans le pathétique ou la déprime. Si les trois personnages portent en eux l'échec et le sentiment d'être largués face aux nouvelles générations, mais aussi en comparaison d'autres camarades qui semblent avoir mieux réussi leurs vies, ils n'en sont pas moins touchants, drôles souvent quand ils semblent se boxer eux-mêmes pour garder une part de rêve, et vivants.

Les trois interprètes réussissent à créer des caractères tranchés. Ted interprété par Tristan Pellegrino, drôle, facétieux et désespéré, Charlotte interprétée ce jour par Kim Verschueren, déboussolée, en rupture et formidablement velléitaire, Dan interprété par Simon Cohen, flambeur, mythomane et d'une extrême solitude sous le masque de la bonne humeur.

Avec eux au plateau, à la harpe, au clavier et au chant, Raphaël Mars diffuse tout le long du spectacle une musique baroque et un chant (en voix de tête) qui sonnent comme un contrepoint à la modernité du texte. Tout de noir vêtu, dans la mi-ombre, sa silhouette semble un moine intemporel œuvrant à quelque rite obscur. Une présence musicale un peu trop présente parfois, mais qui renforce l'impression d'un cérémonial. Un cérémonial (même s'il n'y est jamais fait mention) qui fait l'unité de cette soirée, de cette nuit qui nous entraîne de bars, en fêtes, en cimetière, en rues, dans une déambulation nocturne pleine d'ivresse et de mises à nu.

Cette nuit sonne comme le dernier rendez-vous avec la jeunesse avant la bascule fatale vers la vie d'adulte et le lot de résignation tiède que représente le fait de rentrer dans la société. Mais "Wasted" reste ainsi comme un embrasement final et rayonnant des passions, des amitiés et des magnifiques moments de lucidité qui traversent les vies ordinaires. Tous ceux d'entre nous (il y en a quelques-uns) qui n'ont pas réalisé leurs rêves d'enfance ressentiront profondément "Wasted".
◙ Bruno Fougniès

"Wasted"

© Gulliver Hecq.
Texte : Kae Tempest.
Traduction : Gabriel Dufay et Oona Spengler.
Mise en scène : Martin Jobert, assisté de Fabien Chapeira et Ada Harb.
Avec : Simon Cohen, Raphaël Mars/Fabien Chapeira, Tristan Pellegrino, Kim Verschueren/Chloé Zufferey.
Musique : Raphaël Mars.
Conception décors : Louis Heiliger.
Construction : Nicolas Jobert, Jean Jacques Colas.
Création Lumière : Gautier le Goff.
Son : Simon Garette.
Costumes : Juliette Chambaud.
Tout public à partir de 14 ans.
Par la Compagnie Méchant Méchant.
Durée : 1 h 15.

•Avignon Off 2025•
Du 5 au 24 juillet 2025.
Tous les jours à 15 h 05. Relâche le vendredi.
Théâtre Le 11, Salle 3, 11, boulevard Raspail, Avignon.
Réservation : 04 84 51 20 10.
>> Billetterie en ligne
>> 11avignon.com

Bruno Fougniès
Samedi 12 Juillet 2025
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