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Le théâtre est d'utilité publique

Le théâtre est d'utilité publique. Le député Victor Hugo l'explique si bien dans son intervention lors de la discussion du budget rectificatif le 10 novembre 1848 dans la question relative aux encouragements aux lettres et aux arts*. Tout homme politique, tout dirigeant ne peut que lire et relire le compte rendu des débats. Il n'est point nécessaire de le modifier. Le plaidoyer est plus que jamais d'actualité.



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Depuis André Malraux, Jacques Duhamel et Jack Lang, le ministère de la culture a trouvé sa place au sein de l'État et de la société française. Un service public national du théâtre maille l'ensemble du territoire national. L'économie du tourisme et de l'audiovisuel repose sur les compétences de techniciens et d'artistes au savoir-faire pointu et qui n'ont jamais été si nombreux ainsi que peuvent le constater les spectateurs français et étrangers.

Il est étonnant que cette activité qui est source d'enrichissement collectif soit perçue comme étant celle d'assistés, d'oisifs.

La ville d'Avignon, elle-même en grande difficulté financière et sociale et qui se cherche une activité économique, bénéficie pourtant du plus formidable événement du spectacle vivant qui soit. Et pourtant l'incompréhension entre la population et l'événement est totale.

Il est triste 166 ans après le magnifique discours de Victor Hugo, qu'en dépit de la continuité et la permanence du besoin social satisfait par le théâtre et dans une mesure plus large par la société du spectacle, que l'activité de création-production des techniciens et acteurs de spectacle vivant (le théâtre) soit encore précaire (à l'instar il est vrai des autres producteurs de matières premières ou de matière grise ?). Et ce du seul fait que cette activité soit par définition intermittente.

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Ne peut-on résoudre le hiatus et de cette contradiction faire richesse ? Il suffirait pourtant de penser différemment, de regarder différemment. De changer de lunettes, de changer par exemple le plan comptable et de penser investissement là où ne sont vus, à court terme, que des coûts ? La Revue du Spectacle qui soutient toute la diversité du spectacle contemporain en rêve.

Disons-le tout net, Avignon Off n'est pas un festival. C'est un salon professionnel. Dût le spectateur en frémir.

Avec une concentration de plus de 1 300 spectacles cette année, Avignon Off est le plus important lieu de présentation de l'état de l'art du théâtre, dans toute l'étendue et la diversité de ses élans de création, en France et probablement dans le monde. Avignon Off est le lieu privilégié de rencontres et d'échanges pour un public du temps présent qui a toute liberté de choix. C'est une manifestation culturelle majeure. Elle est en appui du festival d'Avignon initié par l'État.

Alors que ce dernier, sur capitaux publics, explore les voies de la création et de la recherche d'un théâtre de la Nation du temps présent et propose des spectacles qui forment l'ossature des programmations des institutions nationales, Avignon OFF est un plateau de spectacles présentés, à leur initiative, par des compagnies.

© Gil Chauveau.
Et dans la société du spectacle dominée par les compagnies de productions majeures que sont les sociétés de productions audiovisuelles, les agences de publicité ou les créateurs d'images 3D et de jeux "virtuelles", les compagnies de spectacle vivant, de théâtre - qu'elles fonctionnent sur crédits publics, privés ou sur fonds propres - apportent, pour leur création artistique détachée de toute démarche marketing, leur capital et en assument le risque au sens économique. C'est ainsi une manifestation commerciale de toute première importance reposant essentiellement sur l'offre et la demande. C'est au sens strict un marché régulé par une association, Avignon OFF, sans volonté de direction (artistique).

Y sont présentés à la critique et au public les spectacles qui, s'ils font battage, bouche à oreilles et buzz, seront achetés par des institutions publiques ou des organismes privés de diffusion artistique. Ils constitueront les programmations des territoires au plus proches de la population. Pour ceux qui sont le plus dans l'air du temps, l'espérance de vie peut être de plusieurs années. Les compagnies sont des capital-risqueurs et s'agissant d'activité de l'art des "capital-risque-cœurs".

Au plan culturel, c'est-à-dire dans l'univers des signes qui fondent toute compréhension mutuelle au sein d'une société donnée, le spectateur immergé dans Avignon OFF mesure combien ces compagnies analogues à des jeunes pousses ont la capacité, pour ce qui concerne leur environnement, à régénérer les types et les caractères, de renouveler les récits et des désirs qui font sens. À l'antipode des marqueteurs et marchandiseurs qui ne s'adressent qu'au consommateur par la puissance de la fascination de leur médiation, en exploitant et usant les archétypes. Elles appartiennent, elles, à un cycle simple de développement production.

Le théâtre apparait à rebours comme le lieu nécessaire d'élaboration des signes et des codes qui unifient toute société dans son désir de vivre et non de consommer. C'est un centre de recherche et développement, un point de levier d'investissement collectif de l'animation de la cité. Ce que démontre, entre autres, en permanence l'association "Le clown médecin" qui est présente cette année à Avignon Off. Et que dire de tous ces artistes qui entrainent (coaching) les personnes appelées à se présenter face à un public ou un auditoire ? Le théâtre est à l'évidence un service d'utilité publique.

Et Avignon Off dans la multiplicité de son offre est une manifestation culturelle aux dimensions artistique et économique fortement mêlées. Conjuguant la tradition théâtrale et la modernité la plus pointue, elle est au spectacle vivant ce que le salon du livre est à Francfort ou à Paris.

Il est important de comprendre que les compagnies sont novatrices. Elles appartiennent à un cycle de novation création. Le théâtre est matrice des activités de l'industrie du spectacle.

* Rappelé par Olivier Py sur France Inter.
Les discours de Victor Hugo sont publiés aux Éditions 10 18.
(À suivre)

Jean Grapin
Jeudi 17 Juillet 2014
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