Théâtre

"La dernière bande" Enregistrements magnétiques… performance à donner la banane !

Quand du noir complet, le faisceau de lumière de l'ampoule tombant des cintres coiffe le crâne dégarni et blanchi de Denis Lavant, hiératique derrière un bureau métallique fatigué, les yeux aimantés par un magnétophone à bande posé devant lui et absorbant dans la nuit magnétique toute son énergie, on se dit que la magie du théâtre est un leurre qui nous ravit au double sens…



© Pierre Grosbois.
Plus rien n'existe alors que ce fabuleux homme né pour le théâtre qui s'apprête devant nous à renouer avec l'univers insolite de Samuel Beckett, dont il a interprété sur cette même scène des Halles, "Cap au pire" (2017), mis en jeu par le même Jacques Osinski.

Et le (très) long silence qui s'ensuit instille, dans le droit fil du choc liminaire, une étrangeté en osmose avec l'univers du dramaturge irlandais. Puis, émergeant de sa torpeur contemplative, "il" rapproche à quelques millimètres de son œil, que l'on devine à moitié aveugle, une clé extraite du fouillis de son veston loqueteux. Si le premier tiroir ouvert contenant une bobine ne l'intéresse pas dans l'immédiat, l'autre dans lequel il plonge à nouveau sa tête lui offre… une banane ! Épluchée soigneusement, elle va être tenue en bouche avant d'être mangée. La peau jetée sur le sol, lui vaudra une glissade digne d'un Buster Keaton sorti d'un film muet.

© Pierre Grosbois.
Ce prologue qui s'étire, muet et drôle, nous rappelle que, si Samuel Beckett est connu pour avoir saturé ses pièces d'un pessimisme radical, il est aussi celui qui - toujours avec le même esprit irrévérencieusement décalé - s'est plu à créer des situations où l'humour a pour fonction de pulvériser les attentes convenues. Les allées et venues (nombreuses) en coulisses où l'homme affublé de la démarche hautement désarticulée d'un primate en goguette disparaît pour écluser quelque alcool (le bruit des flacons parvient jusqu'à nous), remplissent cette fonction du comique promu au rang de dérision corrosive.

Le cadre étant installé, le va-et-vient entre écoutes des séquences antérieurement enregistrées sur les bobines - soigneusement numérotées, rangées dans des boîtes elles aussi flanquées d'un numéro - et commentaires lapidaires, grommellements en direct du protagoniste sur ce que fut sa vie "mise en boîte" par lui-même, est entrecoupé de longues pauses méditatives. La voix caverneuse de l'homme mûr, percutée par le timbre qui était le sien lorsqu'il avait trente ans, crée un arc électrique détonnant entre deux parts du même. Cependant le temps chez Beckett n'a rien de linéaire. Présent, avenir et passé participent d'un même état aux limites fluctuant comme la didascalie liminaire le rappelle : "Un soir, tard, d'ici quelque temps", la confusion étant le propre d'un monde sans devenir.

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i]"Viens d'écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j'aie jamais été con à ce point-là"]i, sonne le glas d'aspirations apparemment à jamais révolues. Et pourtant ce temps-là est aussi source de légèreté retrouvée, celle de plaisirs et d'un amour passé auxquels il n'a pas définitivement renoncé. "Me suis crevé les yeux à lire Effie encore, une page par jour, avec des larmes encore. Effie… Aurais pu être heureux avec elle là-haut sur la Baltique, et les pins, et les dunes". Sa pensée s'enflamme : "Mes mains dans ses seins", telle est la mémoire éclatée qu'elle abolit les limites du temps pour repartir à la recherche du désir.

Quant à l'inénarrable salut de Denis Lavant, qui ponctue de spectacle en spectacle ses performances par une sorte d'arabesque gestuelle à en perdre son souffle, il est attendu comme une signature au bas d'un tableau de maître.

La performance de l'acteur faisant corps avec le protagoniste de "La dernière bande", pour lui insuffler l'esprit qui l'anime a quelque chose à voir avec une identification réussie. La question demeurant : qui a vendu son âme à l'autre ? L'acteur Denis Lavant ou Krapp, le personnage inventé par Beckett ? Quoi qu'il en soit, ce que l'on peut dire assurément, c'est que la mise en jeu de Jacques Osinski permet aux deux d'exister magnifiquement. Et Beckett qui usait beaucoup des didascalies aurait pu ajouter, pour montrer que s'il n'y a pas de début il n'y a pas non plus de fin : "Un autre soir, tard, d'ici quelque temps".

"La dernière bande"

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Texte : Samuel Beckett (texte publié aux éditions de Minuit).
Mise en scène : Jacques Osinski.
Avec : Denis Lavant.
Lumières : Catherine Verheyde.
Scénographie : Christophe Ouvrard.
Costumes : Hélène Kritikos.
Dramaturgie : Marie Potonet.
Son : Anthony Capelli.
Durée : 1 h 15.
À partir de 15 ans.
Compagnie L'Aurore Boréale.

Du 7 au 30 novembre 2019.
Du mercredi au samedi à 20 h, mardi à 19 h.
Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Grande Salle, Paris 9e, 01 53 05 19 19.
>> athenee-theatre.com

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Yves Kafka
Lundi 21 Octobre 2019
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