Coin de l’œil

L’Empire des Rastelli : Finance demi-écrémée

Vendre du lait et vendre du vent, ce n’est pas forcément le même métier. C’est ce que nous montre Andrea Molaioli, en s’attaquant à l’affaire Parmalat, énorme scandale transalpin - parmi d’autres - du début des années 2000. Une histoire italienne, mais 100 % mondialisée.



"Il Gioiellino" © Gianni Fiorito.
C’est bien beau de produire du lait, encore faut-il réussir à en faire son beurre. C’est tout le problème d’Amanzio Rastelli, fondateur et P-DG de Leda, ex-PME provinciale devenue géant mondial de l’agroalimentaire. Après avoir transformé en laiterie la charcuterie héritée de son père, Rastelli a gravi tous les échelons de l’entrepreneuriat pour parvenir, au début des années quatre-vingt-dix, au seuil d’un monde en plein bouleversement économique - ouverture des marchés de l’Est après la chute de l’URSS - et d’une Italie qui se lance, pleine d’enthousiasme, dans les folies Berlusconiennes. Et c’est là que la donne change.

Car pour se maintenir à flot et ne pas sombrer, pour que Leda reste, du moins en apparence, ce "petit bijou" - traduction du titre original, Il Gioiellino, et expression favorite de Rastelli pour parler de son entreprise - qui fait la fierté de son créateur-directeur depuis quarante ans, il ne suffit plus de quelques relations choisies, d’enveloppes glissées dans les bonnes poches, de renvois d’ascenseurs politiques et de petites fantaisies comptables. Il faut toujours corrompre et magouiller, bien sûr, mais plus gros, plus loin. Il faut se "diversifier", y compris dans des domaines qui vous sont parfaitement étrangers. Il faut entrer en bourse et jouer le jeu autodestructeur de la finance mondiale. Il faut multiplier les faux en écriture, empiler les sociétés écrans, connaître par cœur la liste de tous les paradis fiscaux, savoir tricher en plusieurs langues… Pour tout cela, Rastelli compte sur son fidèle bras droit, l’indéfectible Ernesto Botta, directeur financier et pilier du groupe, bourreau de travail froid et introverti, mais à la fidélité sans borne.

Remo Girone, "Il Gioiellino" © Gianni Fiorito.
Le "héros" du film, bien entendu, ce n’est pas l’entrepreneur, mais lui, Botta, l’acteur de l’ombre, le comptable austère sans qui l’entreprise n’est rien, celui qui maquille les chiffres, monte les échafaudages financiers et règne sur une petite troupe d’employés et de cadres qui ont une foi aveugle en leur patron paternaliste - lequel se révèlera bien plus retors qu’il n’en a l’air. Incarné à la perfection par Toni Servillo, homme de théâtre - une trentaine de mises-en-scène au compteur - venu sur le tard au cinéma, Botta est le cœur du système. Mais d’un système qui lui échappe, qu’il ne contrôle plus, où il a toujours un faux bilan de retard. Le chien de garde sait se battre contre des renards, mais il a un peu de mal avec les piranhas. Trop rapides, et puis l’eau n’est pas vraiment son élément…

Ce que raconte L’Empire des Rastelli, c’est évidemment le scandale Parmalat, en 2003, son krach de 14 milliards d’euros et ses 135 00 petits porteurs ruinés. Mais c’est aussi toute l’histoire de l’industrie italienne de ces vingt dernières années. Une industrie en majorité constituée de PME familiales, pas toujours à l’aise dans un univers où l’essentiel n’est plus de produire et de vendre, mais de faire croire. Comment réussir dans la mondialisation quand on est, au fond, des petits commerçants, des notables de province, des bricoleurs de la magouille - voir le faux bilan au Tipp-Ex - ? Être un joueur de poker qui n’a peur d’aucun bluff suffit-il pour remporter le tournoi de Las Vegas ? Est ce que l’expérience dans la traite des vaches suffit pour gérer un club de football, des chaînes de télévision, des villages-vacances ?

Toni Servillo, "Il Gioiellino" © Gianni Fiorito.
On peut en rêver, dans un pays où un escroc immobilier devient président du Conseil - "il" est d’ailleurs au centre d’une courte mais réjouissante scène où, bien qu’absent de l’image, "il" imprègne chaque élément du décor. Mais arrive un moment où le rêve s’arrête d’un coup sec et où l’on tombe du lit. Où l’on se rend compte que l’on est anachronique. On a beau refuser de se rendre - émouvant épilogue sur fond de générique final, où l’on comprend que Botta s’est acharné, seul, jusqu’au bout -, on a beau refuser la réalité, la maquiller outrageusement, elle s’impose.

C’est d’ailleurs une constante, dans l’absurde tourbillon de la finance spéculative : il arrive toujours un moment où la réalité s’impose à tous ceux qui pensaient maîtriser le jeu. Car il est, au fond, immaîtrisable. On s’en aperçoit aujourd’hui, alors que banques, traders, instituts financiers, grands argentiers, hommes politiques, pédalent sans fin comme des hamsters, enfermés dans une roue qu’ils ont eux-mêmes construite. Avec son monde des affaires observé à hauteur d’homme, ses personnages hypnotisés par un mirage qui ne cesse de les attirer même quand il les détruit, L’Empire des Rastelli tombe à pic. Cette histoire de faillite frauduleuse rendue inévitable par l’acharnement et l’aveuglement pourrait presque servir, pour peu qu’on la sorte de son contexte strictement italien, de parabole à l’actualité.

Toni Servillo © Gianni Fiorito.
● L’Empire des Rastelli (Il Gioiellino),
un film de Andrea Molaioli.
Scénario : Ludovica Rampoldi, Gabriele Romagnoli, Andrea Molaioli.
Avec : Toni Servillo, Remo Girone, Sarah Felberbaum, Lino Guanciale, Fausto Maria Sciarappa, Lisa Galantini, Vanessa Compagnucci.
Musiques : Teho Teardo.
En salles le 28 décembre 2011.

Gérard Biard
Vendredi 16 Décembre 2011
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