Théâtre

Côtoyer les estats et empires de la lune et du soleil du vrai Cyrano de Bergerac... sans le savoir vraiment

Reprise "Cyrano de Bergerac", Théâtre de la Porte Saint-Martin, Paris

L'action vue par Dominique Pitoiset, qui met en scène Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, se déroule dans la salle commune d’un établissement de neurologie et raconte l’histoire d’un gars qui aime la vie. Le protagoniste est un peu caboche, cabossé à force d’aller à la castagne, à la fête à la cocarde. Entier...



© Brigitte Enguérand.
Fou de poèmes, de beauté et de sincérité, il est prompt à combattre, de près ou de loin, tout ce qui enlaidit. Les petitesses, les médiocrités, les mensonges, l’ignorance. Invincible, porté par sa furia si francese. Qui voudrait être beau et ne sait pas qu’il l’est. Qui se croit laid et ne sait pas qu’il ne l’est pas.

Philippe Torreton qui tient le rôle-titre est, de prime abord, assis, dos au public, inanimé dans un fauteuil. Il a la tête couverte d’un bandage de mauvais augure. Ses copains, un peu fêlés eux aussi, ses proches lui font comme sa dernière fête. Pour le sortir de son mutisme post traumatique, ils lui jouent la pièce de son héros préféré Cyrano avec les moyens du bord que l’on bouscule. Les éviers de laboratoire, les tabourets et les tables en pied chromés, les plateaux repas que l’on gloutonne, le juke-box qui permet de choisir la chanson que l’on entonne en chœur, le lit que l’on pousse pour faire de la place, le micro-ordinateur pour communiquer*. On s’y croirait. C’est une bande de copains comme on en a tous rencontré : le rire aux visages, les larmes au cœur.

La méthode est efficace. Le gars se transmute, vaille que vaille, en Cyrano de Bergerac et la pièce d'Edmond Rostand défile, scène après scène, dans une vivacité pleine de joies franches et d’émotions pleines de tact. Comme un enfant qui joue avec un bâton qui sait bien qu'il est de bois tout autant qu’il est épée, Dominique Pitoiset conduit sa fable d’une manière éblouissante de simplicité. Les scènes, les mots de la pièce s'insèrent sans heurts au dispositif qui fonctionne de bout en bout dans la vraisemblance. Celle qui appartient à des patients perturbés que l'imagination de leurs personnages vient percuter.

© Brigitte Enguérand.
Cohérent avec la lettre du texte et la distribution des caractères de la pièce d'Edmond Rostand, le jeu sait créer le cercle d’amour qui entoure Cyrano, de Roxane aux cadets, de l’auteur à l’acteur… et au spectateur.

La mise en scène met au présent de la représentation théâtrale tous les registres de la réalité et de l’imaginaire que le texte suscite. Démonstration est faite que ce n’est pas dans le costume ni le décor, ni les images que réside la fidélité à l’auteur mais dans la justesse des mots, des rythmes, des modulations qui recouvrent l’intention reliant le texte et le jeu. Et quand Christian (Patrice Costa) dit son amour à Roxane (Maud Wyler), dont les mots lui sont soufflés par Cyrano, le transport amoureux transmis en webcam apparaît en gros plan de cinéma, l’artifice technique est oublié. C’est bien, dans toutes les nuances de l’émotion, d’abandon à l’amour dont il s’agit.

À la fin de la pièce, le protagoniste entièrement pénétré du personnage peut enfin, dans une ultime scène, endosser le pourpoint à basques, le large chapeau de feutre, les bottes à chaudron. Enfin beau dans son habit Louis XIII, il combat à la fois la mort qui vient et toujours et encore l'ignorance et le fanatisme.

Philippe Toretton raconte l’histoire d’un gars qui fut tout et ne fut rien, et dans cet art de l’éphémère qu’est le théâtre, dans sa puissance d’acteur, il monte à l’avant-scène, tient l’épée avec la force d’un sabreur, fléchit, se reprend, soldat de bronze face aux éléments provoquant les sots, mettant au défi les mille prétendants à le vaincre en duel, il est Hercule (Savinien) (de Cyrano) (de Bergerac).

© Brigitte Enguérand.
Ce théâtre du réel recouvert des habits du rêve développe l’aisance d’un Savoir mentir vrai. Le propre des comédiens et des amants et des mourants.

Et le spectateur s’aperçoit que sa présence a éclairé les différents états et empires de la scène et du jeu théâtral et que, dans un monde de métamorphoses, il a côtoyé les estats et empires de la lune et du soleil du vrai Cyrano de Bergerac sans le savoir vraiment...

Les enfants sont en joie, les parents aussi. C’est là que réside la beauté et la justesse de la mise en scène de Dominique Pitoiset.

*Le personnage de Cyrano de Bergerac est inspiré par un authentique auteur du XVIIe siècle et, dans ses "voyages extraordinaires", Cyrano(le vrai) décrit dans la lune un appareil acoustique d’enregistrement et de diffusion du savoir qui n’attendra que le XXe siècle et le XXIe pour être élaboré. La scène de la déclaration d’amour de Christian à Roxane par ordinateur interposée n’est donc pas une gratuité moderniste de la mise en scène.

Le spectateur peut découvrir les œuvres complètes de Cyrano de Bergerac chez Honoré Champion et lire "les entretiens pointus", recueil de mots d’esprit et de calembours, ses pièces dont "Le pédant joué", cité dans la pièce d’Edmond Rostand qu’a repris Molière pour "Les fourberies de Scapin", ainsi que ses lettres "Pour les sorciers, contre les sorciers" remarquables dans leur efficacité contre l’ignorance et le fanatisme.

"Cyrano de Bergerac"

Texte : Edmond Rostand.
Mise en scène : Dominique Pitoiset.
Assistants à la mise en scène : Marie Favre, Stephen Taylor.
Dramaturgie : Daniel Loayza.
Avec : Jean-Michel Balthazar, Adrien Cauchetier, Antoine Cholet, Nicolas Chupin, Patrice Costa, Gilles Fisseau, Jean-François Lapalus, Daniel Martin, Bruno Ouzeau, Philippe Torreton, Martine Vandeville, Maud Wyler.
Distribution Porte Saint-Martin : Philippe Torreton, Hervé Briaux, Adrien Cauchetier, Antoine Cholet, Tristan Robin, Patrice Costa, Gilles Fisseau, Yveline Hamon, Jean-François Lapalus, Bruno Ouzeau, Julie-Anne Roth, Luc Tremblais, Martine Vandeville.
Scénographie et costumes : Kattrin Michel.
Lumière : Christophe Pitoiset.
Travail vocal : Anne Fischer.
Durée : 2 h 40.

Du 7 mai au 28 juin 2014.
Du Mardi au samedi à 20 h, dimanche à 15 h.
Odéon Théâtre de l'Europe, Paris 6e, 01 44 85 40 40.
>> theatre-odeon.eu

Reprise du 2 février 2016 au 17 avril 2016.
Du mardi au vendredi à 20 h, samedi 20 h 30, dimanche 17 h. Relâche un mardi sur deux.
Théâtre de la Porte Saint-Martin, Paris 10e, 01 42 08 00 32.
>> portestmartin.com

Jean Grapin
Mercredi 21 Mai 2014
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