Théâtre

"Vert -Territoire - Bleu" Une dystopie propre sur soi, de bon teint et de bon ton…

2024… Vingt-quatrième année du deuxième millénaire et une actualité qui, à la vitesse du son des médias numériques, nous informe en temps réel de nouvelles atrocités, présentes et/ou à venir. Un monde de partout impacté, menacé par les cataclysmes climatiques et leurs effets délétères, les conflits armés génocidaires provoqués par des tyrans élus démocratiquement, l'augmentation croissante de l'écart entre pays riches et pays pauvres, la montée des extrêmes droites liberticides plébiscitées par des citoyens déboussolés, les virus toujours prêts à muter… Alors, quand l'humanité se charge elle-même de dysfonctionner gravement, mettant en question sa propre survie, la dystopie fictionnelle a affaire à très rude concurrence…



© Joseph Banderet.
Et puis, il y a eu les visionnaires du genre qu'ont été Aldous Huxley et George Orwell qui, dans "Le meilleur des mondes" (1932) et "1984" (1949), ont mis en jeu de magistrales politiques fictions à faire froid dans le dos… Orwell, pour le citer, imaginant la Grande-Bretagne – trente ans après une guerre nucléaire qu'il situe au milieu du XXe siècle – soumise à un régime totalitaire à haut potentiel liberticide.

Alors quand Marion Lévêque s'empare du texte (retenu en 2017 par le comité de lecture bordelais du Plongeoir) de Gwendoline Soublin pour en proposer une mise en jeu, on a pleinement conscience des difficultés qui l'attendaient. Mais si l'argument de l'autrice – un jeune homme et une jeune fille, pour échapper à un régime totalitaire situé dans un pays et une époque non déterminés, trouvent refuge dans une zone irradiée afin de tenter d'y survivre – n'était pas en soi d'une grande originalité, son écriture, elle, ouvrait des espaces propices à l'imaginaire. Le passage au plateau, dans une scénographie d'un pseudo-réalisme lourd et dans une direction d'acteurs tout aussi pesante, semble avoir eu pour effet de ruiner ces territoires, "ouvroirs de liberté potentielle", au profit d'un décorum ressenti plombant.

© Joseph Banderet.
Dans le noir, les paroles diffusées par un haut-parleur sculptent le décor du drame à venir. Il est question d'une nation militarisée, tout entière mobilisée par la traque des barbares égorgeant, lapidant, violant ses enfants. Pour vaincre cet ennemi omniprésent bien qu'invisible, dès seize ans, les garçons sont enrôlés dans l'armée pour combattre "le barbare" (au sens grec d'étranger, celui qui n'est pas de cette contrée). Quant aux filles, elles deviennent des reproductrices que les soldats engrossent à l'envi… afin de fournir d'autres chairs à fusils, perpétuant ainsi indéfiniment l'ordre guerrier.

Pour échapper à ce régime meurtrier – dont la loi brutale est martelée : "La Patrie est l'unique raison d'être de chacun et chacune" – et à ce qui va avec, K et N, une fille et un garçon à la veille du recensement qui allait les introniser dans leur rôle respectif, décideront d'échapper à leur funeste destin en se réfugiant dans une zone interdite.

Sur le qui-vive, lampe torche en main, ils découvriront un tapis vert piqué çà et là de gigantesques tournesols (signes ostensibles d'une contamination nucléaire) au milieu desquels trône un décor carton-pâte de pans de murs déconstruits esthétiquement où s'accrochent des intérieurs détruits avec soin (représentations non moins ostentatoires). Le garçon, toujours sur ses gardes, pointera nerveusement son fusil sur un vieil homme figé sur sa chaise, "le vioque" représenté par une marionnette aux traits humains scrupuleusement sculptés.

Le garçon et la fille raconteront par bribes comment, dans le monde qu'ils viennent de fuir, les chiens sans maître sont abattus par les militaires, tout bâtard étant taxé de nuisible pour la nation. Ainsi, des bébés nés d'un accouplement avec les barbares ; leurs jeunes mères, pour l'exemple, étant violées sur le champ par la soldatesque avant d'être abattues. Quant à leur bâtard, ils finissent sous les roues des engins militaires. Même sort pour les gosses dont les soldats abusent avant de leur trouer la peau.

© Joseph Banderet.
Rejetant les diktats de ce monde "inhumain", refusant de participer à la reproduction de soldats, ils tenteront de construire un autre monde en "pro-créant". En guise de Terre Promise, la terre irradiée leur réservera une palette de couleurs "dénaturées" où, autour de leur enfant qu'ils voudront pur de tous impacts, ils seront réduits à survivre en se nourrissant de poulets contaminés, en tirant sur tout ce qui bouge… Jusqu'à ce que la raison vacille, N tuant K, la tirant à bout portant comme si elle était un cerf…

… mais cette fin, en accord avec ce monde effroyablement dystopique, ne figure que dans le manuscrit de départ. L'adaptation délibérément plus soft présentée sur scène s'affranchit en effet de cette chute sans appel pour en proposer une conforme avec des attentes plus politiquement correctes. Dommage…

L'intérêt en effet, au-delà du thème rebattu d'un monde totalitaire irradié et de la tentative d'y échapper, tenait à l'originalité de l'écriture initiale. Une écriture de "survie" totalement atomisée, déstructurée, réduite à un noyau par le séisme politico-nucléaire, une écriture faisant corps avec la radicalité du propos. Le sujet abordé ne pouvait dans ces conditions s'accommoder d'aucune échappatoire, et la promesse d'une embellie possible était à écarter comme une incongruité.

© Joseph Banderet.
Ainsi, en voulant à la fois trop dire (en mettant en place un décor pseudo-réaliste et des interprétations surjouées tuant dans l'œuf l'espace propice au développement de l'imaginaire du spectateur), et pas assez dire de la dystopie en jeu (en substituant une fin porteuse d'un ailleurs plus aimable), la metteuse en scène a considérablement édulcoré les enjeux du texte de départ, au risque de le rendre effroyablement… banal.

Quant au fait qu'il ait fallu remplacer au pied levé le comédien ayant fait faux bond, son remplaçant a eu beau se démener comme un beau diable, les feuillets de son rôle tenus en main n'ont pu faire oublier que cette représentation tronquée d'un acteur sur deux ne pouvait mériter le nom de "théâtre"… même si les spectateurs s'étaient acquittés de leur billet comme si de rien n'était.

Vu le vendredi 8 mars au Glob Théâtre de Bordeaux (33).

"Vert -Territoire - Bleu"

© Joseph Banderet.
Texte : Gwendoline Soublin.
Mise en scène : Marion Lévêque.
Avec : Rémy Salvador, Lauriane Mitchell.
Scénographie : Arnaud Chevalier.
Création Lumière : Sandrine Sitter.
Création son : Camille Vitté.
Création costume : Estelle Boul.
Composition et musique : Thomas Fossaert.
Construction du décor : Baptiste Pouille.
Par la Cie Nuit Verticale.
Durée : 1 h 10.
Tout public à partir de 12 ans.

Représenté du mercredi 6 au vendredi 8 mars 2024 au Glob Théâtre de Bordeaux (33).

Yves Kafka
Mardi 19 Mars 2024
Dans la même rubrique :