Lyrique

Une "Manon" pas tout à fait idéale à Marseille

Bilan de la nouvelle production de la "Manon" de Jules Massenet à l'Opéra de Marseille… Avec de bons seconds rôles et un Chevalier Des Grieux à la fougue charmante servis par une mise en scène classique, le spectacle ne convainc pourtant pas tout à fait. C'est que la Manon de Patrizia Ciofi présentait, en cette avant-dernière, de vrais signes de fatigue.



© Christian Dresse 2015.
Quand cet opéra-comique, dont la composition a nécessité deux ans, est créé à Paris en 1884, Jules Massenet a quarante-deux ans et il croule sous les honneurs. Quelque vingt ans plus tard, sa "Manon" (d'après le roman de l'abbé Prévost) a atteint la cinq-centième représentation. L'œuvre a donc incontestablement marqué son époque. Si on peut préférer, parmi ses vingt-cinq opéras, "Werther" qui voit le jour en 1886 (mais créé à Vienne seulement en 1892), on reste tout de même aujourd'hui un peu perplexe devant les œuvres de celui qu'on présente souvent comme le parangon du style français après Gounod.

Une révolution européenne n'est-elle pas en cours ? "Parsifal" n'a-t-il pas été créé en 1882 ? Continuation de la tradition contre révolution formelle du "Gesamkunstwerk" (1), personnages mignards versus héros mythiques, il faut que la musique de Massenet ait bien du talent pour qu'elle ait surnagé dans les eaux torrentielles des générations.

C'est bien ce que l'on constate à Marseille où de nombreux éléments concourent à la réévaluation du compositeur français quelques années, après le flop de la production de Coline Serreau avec Nathalie Dessay à l'Opéra de Paris - et le triomphe du "Werther" mis en scène par Benoît Jacquot.

© Christian Dresse 2015.
Cette "Manon" a tout en effet de l'opéra populaire réussi : une orchestration délicate au service d'une musique efficace, des airs devenus de véritables hits ("Fuyez douce image"), des personnages aimables - quoique démodés -, une histoire qui passe sans coup férir de la comédie au mélo tire-larmes, et surtout "un ballet de l'opéra" à l'acte III (2). Dans la mise en scène élégante et épurée de Renée Auphan (assistée de Yves Coudray) et avec des costumes particulièrement somptueux (dus à Katia Duflot), les chanteurs évoluent dans une série de tableaux qui évoquent Watteau et parfois Fragonard. C'est de fort bon goût - quoique très sage (3).

Les seconds rôles masculins et féminins sont presque tous parfaits : la soprano Jennifer Michel (Poussette), la mezzo Antoinette Dennefeld (Javotte), le baryton Étienne Dupuis - un excellent Lescaut roué et charmeur -, le ténor Rodolphe Briand en burlesque Guillot de Morfontaine bientôt fou de jalousie et la basse Nicolas Cavallier dans le rôle du Père, silhouette noire et voix puissante incarnant sans peine l'ordre moral.

© Christian Dresse 2015.
En Des Grieux, le ténor Sébastien Guèze confirme tout le bien qu'on pense de lui : un chanteur au grand avenir dont la jeunesse, la fougue naturelle, le charme romantique et la voix lumineuse au timbre irrésistible déclenchent sans peine l'enthousiasme. Et ceci bien qu'il soit parfois mis en difficulté par un chef à la direction aberrante. Désorganisation de certains pupitres (en particulier les vents et les cuivres) dès l'acte un, tempi modifiés en dépit du bon sens, voix couvertes parfois par l'orchestre, ce n'est pas le Massenet orfèvre-mélodiste qu'il nous est donné d'entendre.

La Manon de la soprano italienne Patrizia Ciofi en cette matinée de dimanche est en outre vocalement fatiguée. Si la chanteuse est si bonne actrice qu'on lui donnerait de bonne foi facilement vingt ans de moins dans ce rôle qu'on dirait écrit pour elle, certains passages - comme la romance de l'acte II, "Adieu notre petite table" - sont franchement pénibles. L'aigu encore facile dans les airs où le personnage est étourdi et léger, c'est le médium qui semble particulièrement entamé quand il s'agit d'exprimer toute l'émotion du personnage - compromettant la ligne de chant.

© Christian Dresse 2015.
Mais avouons que le couple qu'elle forme avec Des Grieux fonctionne admirablement. À l'acmé de l'œuvre, dans la scène de retrouvailles à Saint-Sulpice, les deux chanteurs déchaînent l'émotion. L'entente entre ces deux-là est évidente - ces quasi trois heures de spectacle ont semblé finalement durer un instant. C'est bien la morale mélancolique de "Manon".

Notes :
(1) Ou "Œuvre d'art totale", concept théorisé par Richard Wagner pour ses opéras.
(2) C'est justement parce que le compositeur refusait d'insérer un ballet dans "Tannhäuser" que l'opéra de Wagner fut la victime d'une cabale à Paris en 1861.
(3) Il faudrait peut-être arrêter de faire glousser hystériquement les figurantes et choristes pour animer la fête au Cours-la-Reine, c'est tarte. Et faire grimper sur une table l'héroïne pour son fameux air "Profitons bien de la jeunesse" a déjà été vu mille fois.

Spectacle vu le 4 octobre 2015.

© Christian Dresse 2015.
Alexander Joël, direction musicale.
Renée Auphan, Yves Coudray, mise en scène.
Jacques Gabel, décors.
Katia Duflot, costumes.
Roberto Venturi, lumières.
Julien Lestel, chorégraphie.

Patrizia Ciofi, Manon Lescaut.
Jennifer Michel, Poussette.
Antoinette Dennenfeld, Javotte.
Jeanne-Marie Lévy, Rosette.
Laurence Stevaux, Une Servante.
Brigitte Hernandez, Une Vieille Femme.
Sébastien Guèze, Chevalier Des Grieux.
Étienne Dupuis, Lescaut.
Nicolas Cavallier, Le Comte Des Grieux.
Christophe Gay, De Brétigny.
Rodolphe Briand, Guillot de Morfontaine.
Patrick Delcour, L'Hôtelier.

Orchestre et Chœur de l'Opéra de Marseille.
Emmanuel Trenque, Chef de chœur.
Compagnie Julien Lestel.

Christine Ducq
Lundi 12 Octobre 2015
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