Théâtre

"Un monsieur qui n'aime pas les monologues" Comment jouer avec les mots pour révéler l'absurde du monde ordinaire

Quand le jeune Georges Feydeau aiguisait sa plume en commettant ses "Monologues" dans ce XIXe siècle finissant où les bourgeois - desquels il faisait partie - prêtaient le flanc à sa verve caustique, il ne pouvait se douter qu'au début du troisième millénaire, d'autres à sa suite seraient tentés de les "réinterpréter". Il suffirait pourtant d'actualiser quelques noms (propres… au sarcasme), en les remplaçant par ceux alors en vogue, et le tour serait "joué", tant la vérité humaine est de nature à perdurer.



© Lucas Barruche.
Michel Allemandou l'a pressenti pour, avec envie, fougue et (im)pertinence, projeter sur l'avant-scène de "La Lucarne" ces vignettes décapantes regroupées sous le titre de l'une d'elles faisant figure d'antiphrase : "Un monsieur qui n'aime pas les monologues". Dans un stand-up aux allures aussi échevelées que leur interprète, l'acteur metteur en scène parcourt au pas de charge une foultitude de situations, toutes différentes… et à la fois semblables, leur point d'ancrage étant le personnage narrateur hautement satisfait de lui-même. Ainsi, nourri d'une logorrhée articulée à une douce folie, le comédien débite avec la foi du charbonnier ses élucubrations, mixant des énormités de raisonnement à une logique irréfutable.

Que ce soit l'homme au mal de dents compromettant un mariage mirifique, l'économe riche de se priver de tout et enseignant à son neveu désargenté cette vertu bénéfique, le monologue de l'épouse parlant "inconsciemment" dans son sommeil, le futur député à la pêche de ses électeurs, le théâtre détruit par ceux qui le font, la revue inénarrable d'actualités et la supercherie manifeste de Christophe Colomb, la célébrité tenant à un nom célèbre, l'élixir de jeunesse à base d'organes pilés, le crime parfait d'un innocent par une nuit de lune… et le monsieur qui n'aime pas les monologues, tout est bâti autour des métamorphoses du même.

© Lucas Barruche.
Le nouveau philosophe, imbu de ses monstrations à retourner la tête, déploie tous les registres des mimiques de circonstance. Qu'il soit coiffé d'un chapeau, d'une perruque ou tête nue, qu'il enfile ou non ses gants blancs, il est la réincarnation des Bouvard et Pécuchet contemporains en visite chez des cousins de Bordeaux. Rien ne résiste à sa faconde assurée, ni les attendus communs, ni les communes pensées resucées, tant la pensée mise en commun lui semble un lieu commun qu'il dynamite sans commune mesure. Lui seul sait et dit le monde. Amen.

Ça rit, ça grince, ça fuse… Rien ne semble pouvoir endiguer le flux de ces mots "renversants" tant et si bien que, cul par-dessus tête, ils prennent vie pour délivrer un sens insensé qui décape toutes les représentations raisonnables. Comme si la logique du syllogisme était convoquée en coulisses pour pousser la raison raisonnante aux confins de ses tensions internes afin de faire exploser au grand jour le ridicule de certitudes partagées communément.

Et ce jusqu'à la chute, point d'orgue ironique de la performance, se présentant comme une mise en abyme des autres monologues : "Un monsieur qui n'aime pas les monologues" fait descendre dans la salle le comédien, assis au premier rang des spectateurs, pour vilipender celui qui une heure durant nous a abreuvé de ses soliloques tordus.

Même si parfois, et ce, dans le droit fil de l'époque où il a été écrit, le texte de Georges Feydeau - "remastérisé" pour y substituer le nom de personnalités politiques en vue - n'échappe pas à quelques facilités propres à plaire à moindre coût, le fond du propos reste de grande actualité tant il touche à l'essentiel : l'absurde de la condition humaine et de ses représentants… dont nous sommes. Quant à son interprétation, précipitant calembours et coupures de rythmes, elle est au-dessus de tout soupçon raisonnable tant le rôle endossé par le comédien semble ici avoir été taillé à ses mesures, démesurées à l'envi.

"Un monsieur qui n'aime pas les monologues"

© Lucas Barruche.
D'après "Les Monologues" de Georges Feydeau.
Création originale du Gai saVoir !!! théâtre.
Conception et mise en scène : Michel Allemandou.
Avec : Michel Allemandou.
Lumières et espace sonore : Lucas Baruche et Lucas Fortune.
Regards extérieurs : Clovis Lepage et Christophe Caley.
Durée 1 h.

Vu le vendredi 5 novembre à 20 h au Théâtre La Lucarne à Bordeaux.
A été représenté dans ce lieu du 4 au 7 novembre 2021.

Yves Kafka
Samedi 20 Novembre 2021
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