Lyrique

Un "Pelléas et Mélisande" au scalpel à Aix-en-Provence

Depuis le 2 juillet 2016, le Festival d'Aix-en-Provence met à l'affiche le seul opéra achevé de Claude Debussy, "Pelléas et Mélisande", créé à l'Opéra Comique en 1902. Dans cette nouvelle production du chef-d'œuvre symboliste, la metteure en scène anglaise Katie Mitchell nous propose de contempler le cauchemar de Mélisande, en mettant à nu les corps et les pulsions.



© Patrick Berger/Artcomart.
Véritable hapax dans le genre de l'opéra, "Pelléas et Mélisande" est le chef-d'œuvre du symbolisme fin de siècle avec son livret extrait de la pièce (créée en 1893) de Maurice Maeterlinck. Il marque aussi l'aboutissement des innovations musicales du XIXe siècle avec son utilisation de la continuité musicale wagnérienne, des thèmes (caractérisant chaque personnage, mais plus discrètement que chez Wagner) investis de significations symboliques, de la déclamation - par le rôle donné à la prosodie de la langue française, les paroles devenant un vrai instrument à part entière.

L'histoire ? Dans une atmosphère de légende médiévale, le vieux roi Arkel d'une contrée inquiétante, assiste impuissant à la rivalité de ses petits-fils, les frères Pelléas et Golaud, pour l'amour de l'énigmatique Mélisande. Opéra des forces mystérieuses de l'inconscient mais également à l'œuvre dans le monde (c'est la vision symboliste même), la musique éclaire les ténèbres des personnages, leurs ambiguïtés alors que le "récitatif mélodique" du chant obscurcit plutôt qu'il n'éclaire la fantomatique action sur scène.

© Patrick Berger/Artcomart.
Katie Mitchell a choisi de privilégier le point de vue du personnage de Mélisande, qui devient le témoin omniprésent de l'histoire. Une chambre bourgeoise années cinquante ouvrira et clôturera la production où Mélisande en jeune mariée, peut-être abandonnée pendant sa nuit de noces, s'endort au prologue et se réveillera à la fin de l'acte V. C'est donc son rêve inquiétant qu'on nous narrera. Empruntant autant à l'esthétique d'un certain Regie theater qu'à celles de photographes tels Alexander Synaptic ou Matthias Haker, la vision de Katie Mitchell n'emporte pas tout à fait l'adhésion.

Outre sa difficile lisibilité scénographique (dédoublement du personnage de Mélisande entre une actrice et une chanteuse, l'étrange gémellité des frères Golaud et Pelléas, sorte de double en fait issu d'un même fantasme, des serviteurs qui habillent et déshabillent Mélisande (comme une poupée), et sa volonté de sortir des sentiers déjà arpentés (par exemple, cette esthétique inspirée du symbolisme pictural où Peter Stein ou Bob Wilson avaient brillé) désormais passés de mode, la metteure en scène anglaise peine à retrouver la poésie de l'œuvre en cherchant (bien péniblement) à réinventer la logique du rêve. N'est pas surréaliste qui veut.

© Patrick Berger/Artcomart.
On ne sortira pas d'une maison étouffante au plafond bas, d'un escalier de secours ou d'un pavillon en ruine doté d'une piscine vide. De la mer qui borde le château d'Allemonde, de la fontaine, et de la forêt - vrai personnage maléfique à part entière du livret - ne subsistera qu'un arbre dont les branches et les racines trouent les décors de certains tableaux (il est vrai parfois beaux). C'est bien un théâtre mental asphyxiant où les corps sont révélés jusqu'à la nudité (avec le beau travail aux lumières de James Farncombe) et les âmes réduites aux pulsions des hommes que rêve une héroïne sous influence ou manipulatrice - on ne saura jamais vraiment. Tout onirique qu'il se veuille, ce théâtre de la cruauté ne convient guère à la magie de "Pelléas".

Magie qui se trouve heureusement dans la fosse grâce au Philharmonia Orchestra dirigé par le chef finlandais Esa-Pekka Salonen. Choisissant de mettre en lumière la source wagnérienne de l'opéra (bien réelle en dépit des dénégations de son auteur), il redonne au discours musical sa tension dramatique, son lyrisme tragique, et les reliefs puissants des solos et des pupitres (tels les cordes et les vents) - tout en offrant aux chanteurs une écoute maximale dans sa battue.

© Patrick Berger/Artcomart.
Son attention à l'architecture générale ne l'empêche pas de faire briller les moirés des tours et détours de la partition, les modulations du langage harmonique, les sonorités inouïes d'un orchestre inventeur de sortilèges. La distribution vocale est à l'avenant. Laurent Naouri est un Golaud exceptionnel, dense, tendu. Le baryton-basse se révèle inoubliable face à la soprano Barbara Hannigan (dont l'avantageuse plastique est bien exploitée, c'est le moins qu'on puisse dire). Celle-ci compose une Mélisande inquiétante, fascinante, même si son chant manque peut-être d'un peu de rondeur coloriste. Stéphane Degout est l'excellent Pelléas que l'on connaît. Citons aussi le bel Arkel de Franz-Josef Selig, l'Yniold de Chloé Briot et la belle incarnation du médecin par la jeune basse Thomas Dear.

Prochaines dates : 7, 13 et 16 juillet 2016 à 19 h 30.
Spectacle retransmis en direct sur Arte Concert, The Opera Platform et sur France Musique le 7 juillet 2016 à 19 h 30.

Grand Théâtre de Provence.
380, avenue Max Juvénal, Aix-en-Provence (13).
Tel : 08 20 922 923.

Festival d'Aix-en-Provence
Du 30 juin au 20 juillet 2016.
>> festival-aix.com

© Patrick Berger/Artcomart.
"Pelléas et Mélisande" (1902).
Drame lyrique en cinq actes.
Musique et livret de Claude Debussy (1862-1918).
En français surtitré en français et anglais.
Durée : 3 h 30 avec entracte.

Esa-Pekka Salonen, direction musicale.
Katie Mitchell, mise en scène.
Lizzie Clachan, décors.
Chloe Lamford, costumes.
James Farncombe, lumières.
Martin Crimp, dramaturge.

Stéphane Degout, Pelléas.
Barbara Hannigan, Mélisande.
Laurent Naouri, Golaud.
Franz-Josef Selig, Arkel.
Sylvie Brunet-Grupposo, Geneviève.
Chloé Briot, Yniold.
Thomas Dear, le médecin.

Philharmonia Orchestra.
Cape Town Opera Chorus.
Marvin Kernelle, Chef de Chœur.

© Patrick Berger/Artcomart.

Christine Ducq
Mercredi 6 Juillet 2016
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