Théâtre

Un Harpagon aux bords d'un Accident Vasculaire Cérébral silencieux et fatidique

"L'Avare", Théâtre Dejazet, Paris

Point de ladrerie ostentatoire, point de vêtements râpés, point de rétrécissement arthrosique du geste. Cet avare-là, qui ne nourrit pas ses chevaux et décide d'épouser la fiancée de son fils, cet Harpagon vu par Jean-Louis Martinelli, et endossé par Jacques Weber, est certes débraillé, sans goût particulier pour son image mais il est puissant et se déploie à la fois en majesté et en violence physique froide.



© Pascal Victor/ArtcomArt.
Sa modération de ton et de comportement, son "avarice" ressemblent fort à une forme de jouissance du pouvoir qui écrase plus petit que soi. Il appartient au monde contemporain. Harpagon accapare, réduit les frais et enferme : il a organisé son emprise sur les êtres et les choses. Comme autant de stocks à soi soustraits aux regards du monde extérieur.

Seules des fenêtres occultées par des stores à lamelles laissent filtrer quelques rares rais de lumières et laissent échapper le miroitement de sa fortune. Comme ce diamant porté au doigt, comme ces lapsus sur des montants cachés… Autant de jalousies, autant d'inquiétudes, autant de risques de regards qui, par le jeu même de leur mise à l'écart, installent sa force d'attraction et assoient sa suprématie.

Ou plutôt l'illusion de sa suprématie car dans cette économie dirigée, une manière qu'il a d'encourager la flatterie (pour mieux stocker les meilleurs de l'image de soi) est aussi sa faiblesse.

© Pascal Victor/ArtcomArt.
L'homme est vaniteux et son comportement engendre, dans son entourage, bien des perversités. Les tentations criminelles titillent l'entremetteuse qui lui présente une jeune fille à marier. Le fils et son valet qui intriguent pour lui piquer sa fortune et lui arracher un mariage. Son intendant roué qui est en réalité l'amant de sa fille. Tous ensemble mènent des attaques contre le magot et la tyrannie. Et les coups sont de plus en plus ajustés. Et efficaces. Dans cette pièce, un père manque d'étrangler son fils, un diamant bien réel est soustrait à la vigilance par la logique de la situation, le serviteur d'un fils exaspéré décide de voler la cassette, un mariage inopiné se décide et ses dépenses pas encore réalisées, simplement imaginées, créent le vertige.

La mise en scène de Jean-Louis Martinelli repose sur une forme moderne, légèrement intemporelle qui s'appuie sur une distribution équilibrée. La gestuelle intègre les tics contemporains sans trébucher sur les imparfaits du subjonctif. Chacun joue sa partition en ne cherchant pas à l'expliciter au public mais en agissant de manière continue d'une scène à l'autre sans rupture.

Et conséquence notable de ce parti pris, il n'y a pas de vrais apartés, pas d'adresses au public directes, pas d'intentions marquées. Le texte impose le rythme de son action, les comédiens se moulent avec un plaisir évident dans les plis de l'histoire. Et l'effet produit est celui d'une forme joyeuse, tout en légato et élasticité. Les moments de bravoure que le public attend se glissent dans le mouvement, naturels. L'exercice tient de l'eau forte pour les rôles d'Harpagon ou de Valère quand ces personnages atteignent la vraie violence ou de l'estompage plus ou moins marqué selon l'inflexion de couleur des différentes scènes des uns et des autres. Du drame à la farce.

© Pascal Victor/ArtcomArt.
Il flotte dans l'atmosphère comme la légèreté d'une jeunesse, celle d'une époque insouciante et heureuse qui triompherait du méchant. Une vraie porosité s'installe entre la scène et la salle. Le spectateur se trouve complice des discours à double sens, des contre jeux qui se développent devant lui et heureux de l'exploitation qui est faite des coups de théâtre qui sont par définition des coups du hasard.

Ainsi diverti le spectateur perçoit pleinement l'architecture de la pièce, l'enchainement des événements et la traversée des rôles. Il entend avec intérêt que, quand il s'agit de contrat de mariage avec ou sans dot, les non dépenses peuvent devenir des gains ou des pertes selon la capacité du beau parleur ; et qu'il y a bien au sein de la perception de la Valeur une différence, entre celle, affective, qui relie les êtres humains et celle de la représentation comptable et financière qui ne classifie que les objets.

Quand Harpagon pleure son trésor perdu, sa cassette, le public à l'unisson des personnages sait que son trésor perdu est bien sa fille. Que la thésaurisation est stérile. Que la dépense joyeuse d'un mariage enrichit. Stock stérile contre investissement… De la prescience moliéresque… de quelques grands argentiers, surintendants ou ministres…

Dans cette version de "L'Avare", un air de folie douce conduit Harpagon aux bords d'un Accident Vasculaire Cérébral silencieux et fatidique. Sa fin prend des allures du naufrage d'un Don Corléone ou de celle d'un masque de carnaval : c'est selon.

La salle et la scène réunies fonctionnent comme une chambre noire où se révèle une vraie image d'Harpagon.

"L'Avare"

Texte : Molière.
Mise en scène : Jean-Louis Martinelli.
Avec : Jacques Weber, Christine Citti, Rémi Bichet, Sophie Rodrigues, Alban Guyon, Jacques Verzier ou Gilles Vajou, Vincent Debost, Marion Harlez Citti, Paul Minthe, Azize Kabouche.
Scénographie : Gilles Taschet.
Lumière : Jean-Marc Skatchko.
Costumes : Ursula Patzak.
Durée : 2 h 15 sans entracte.

Du 2 octobre 2015 au 2 janvier 2016.
Du mardi au samedi à 20 h, dimanche à 14 h 30.
Théâtre Dejazet, Paris 3e, 01 48 87 52 55.
>> dejazet.com

Jean Grapin
Mardi 13 Octobre 2015
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