Théâtre

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.



© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

© Philippe Hanula.
Le tout, tel un immense lit, est enveloppé dans un décor de draps/rideaux blancs, de matelas/couettes et coussins/oreillers aux mêmes teintes de lactescence et crème. Dans cette immense couche, sol mouvant créant équilibres et déséquilibres, on s'enfonce, on se cache, on perd pied, mais on peut aussi rebondir, tomber sans se faire mal, initier des gestuelles burlesques, "cartoonesques" ou acrobatiques. Toutes ces possibilités n'étant pas sans rappeler à la fois l'alcôve conjugale – intime par excellence –, mais aussi le terrain de jeu de l’enfant.

L'action se passe donc quelques heures avant le mariage, d'où l'expression d'une certaine tension/excitation. La mise en scène et le jeu des comédiennes et comédiens se construisent sur l'interprétation d'une partition au rythme soutenu, effréné. Les déplacements sont véloces tout en exprimant des arabesques chorégraphiées, parfois hilarantes. Les répliques s'échangent à couteaux tirés, sans temps mort, les tirades aiguisées sont portées de façon sonore tout en restant claires... les tonalités et variations vocales, les différents effets font référence à la bizarrerie et l'extravagance de l'univers des songes.

© Philippe Hanula.
L'un des plus forts moments singuliers, espiègles et divertissants, est sans aucun doute la séquence "bataille de peluches" qui démarre sur le plateau, puis se poursuit avec la salle qui ne rechigne pas à l'ouvrage dans ces échanges moelleux rappelant les batailles d'oreillers de l'enfance. Toutes les spectatrices et tous les spectateurs participent avec énergie à cet intermède ludique et jubilatoire.

Légère et ludique, tout en faux-semblants, grâce à la mise en scène et à la direction d'acteurs, cette version réussit parfaitement à pallier le drame de la perte du chapeau mangé par le cheval soldatesque.

Retour dans l'univers fantasmagorique, dans l'imaginaire du songe. Rêve ou réalité, le doute est permis, tant la mise en scène d'Emmanuel Besnault et Benoît Gruel se glissent dans les méandres d'une narration alliant, avec subtilité et réussite, l'onirisme des apparences colorées, décalées, voire déjantées, de certaines situations, des répliques enlevées, des costumes chamarrés, voire parfois excentriques, et la précision des mécanismes faisant fonctionner les rouages et ressorts comiques propres au vaudeville. Comme une explosion de séquences psychédéliques, électro-oniriques.

© Philippe Hanula.
Bien évidemment, l'histoire se conclut avec le chapeau de paille d'Italie restitué. L'honneur est sauve, Anaïs Beauperthuis a récupéré un chapeau de paille permettant d'une certaine façon d'effacer le rendez-vous avec son amant militaire lors duquel le couvre-chef de la belle fut croqué par le serviteur équin du sieur Fadinard. Le rêve est consommé, la réalité reprend ses droits.

Finalement, plus que dans une lecture classique de la pièce de Labiche, on assiste à une quête insensée (pour un "bête" chapeau de paille !) dévoilant les libertés, les frustrations et les "aliénations" de chacun des personnages. Ici, du fait du choix des metteurs en scène, la féminité et les femmes, peu valorisées dans le texte originel, sont mises en valeur et jouent un rôle plus déterminant. Ainsi, le personnage du beau-père est transformé en belle-mère, apportant un nouvel équilibre entre les rôles masculins et ceux féminins. Le personnage de la mariée – dont la présence avait principalement des fonctions décoratives – a été raccourci. Elle n'est plus alors une potiche qui passe des mains du père à celles du mari, elle devient ici un mystère, un but invisible, un symbole.

Les partis pris d'Emmanuel Besnault et Benoît Gruel visent notamment à combattre le sexisme (une volonté clairement exprimée par la Cie), combat bien réel et actuel, qui n’est plus une option, mais un réel devoir individuel, ne devant rien au rêve, mais bien à des constats concrets. Et tout en préservant la mécanique comique, efficace et éprouvée, d'Eugène Labiche, sont mis aussi en exergue, par cette version enthousiaste et pleine de vigueur, les questionnements sur les conséquences relationnelles du mariage (impliquant les relations avec la famille, entre autres), sur nos libertés individuelles et, bien sûr, sur l'amour, passant parfois de la sphère intime à la sphère publique, et sur sa capacité à unir, rassembler, relier et, pourquoi pas, apaiser simplement… sans quête obligatoire du Graal !

"Un Chapeau de paille d'Italie"

© Philippe Hanula.
Texte : Eugène Labiche.
Mise en scène : Emmanuel Besnault et Benoît Gruel.
Avec : Guillaume Collignon, Victor Duez, Sarah Fuentes, Mélanie Le Duc et Emmanuel Besnault.
Musique : Benjamin Migneco.
Lumières : Cyril Manetta.
Costumes : Magdaléna Calloc’h.
Scènographie : Emmanuel Besnault et Benoit Gruel.
Production : Compagnie l'Éternel Été, Lucernaire.
Soutien Ville de Versailles, Espace Sorano à Vincennes et La Condition des Soies à Avignon.
Durée : 1 h 15.

Du 10 janvier au 17 mars 2024.
Mardi au samedi à 19 h, dimanche à 16 h.
Lucernaire, Théâtre Rouge, Paris 6e, 01 45 44 57 34.
>> lucernaire.fr

Cette création sera présente au Théâtre Le Petit Louvre du 3 au 21 juillet 2024 dans le cadre du festival Avignon Off.

Gil Chauveau
Lundi 11 Mars 2024
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