Cirque & Rue

"Trop près du mur" Le clown et son double : un auteur en quête de son personnage

S'il était tout permis au bouffon du roi, rémunéré pour faire rire des travers en Cour, on pourrait soupçonner Emmanuel Gil d'en être le pur descendant… lui qui a enfanté Typhus Bronx pour combler sa "folitude" d'artiste caustique en lui faisant oser ce que toutes conventions contraindraient à taire. Créature et créateur fusionnant d'ailleurs si bien, qu'après leur compagnonnage dans "Le Delirium du Papillon" et "La petite histoire qui va te faire flipper ta race (tellement qu'elle fait peur)", ils décident ici et maintenant de convoler pour faire un bébé ensemble.



© Fabien Debrabandere.
L'auteur dans son adresse liminaire prend grand soin, vu le sujet audacieux, de rassurer le public… Quand son personnage lui a demandé de faire un enfant avec lui, il s'est posé la question éminemment morale de l'inceste (non, il s'agissait là d'un acte interne n'incluant aucune autre personne que la sienne), ou encore de celle du viol (non, les deux étaient consentants). Alors comme l'autofécondation n'est pas répertoriée comme crime, et que la consanguinité n'a jamais tué personne (clin d'œil à la salle), il a donné son accord à ce projet "pro-créatif". Ne restait plus qu'à trouver une mère porteuse, maniaco-dépressive et droguée, qui pour une vingtaine d'euros leur a vendu son utérus… ce qui a fourni à la cabossée de la vie le dernier sourire béat de l'overdose la délivrant de son calvaire terrestre.

Le ton décomplexé d'un humour ultra-décapant étant affiché crânement, le surmoi freudien garant de l'ordre moral ayant été pulvérisé en moins de deux, on pourra désormais en toute tranquillité s'autoriser à rire… de tout. Et pour sceller la complicité "naissante" avec la salle, l'auteur s'empresse de l'appeler à la rescousse si à l'occasion les choses au plateau venaient à déborder… Le dédoublement entre créateur et créature s'effectue alors en direct, l'un se contorsionnant au gré des gesticulations clownesques de son alter ego possédé. Le passage à la table de maquillage constituant le point d'orgue de l'avènement de Typhus Bronx, dialoguant très librement avec son mentor.

© Fabien Debrabandere.
Typhus Bronx peut désormais effectuer ses premiers pas de "pa pa pas prêt", de "pa pa pas pa-tient" éperdu d'amour pour sa progéniture vagissant dur. Comme un bébé c'est tout de même fragile, il ne peut décemment lui enfoncer les doigts dans le crâne, car la cervelle alors, elle, gicle par les "bretelles". Il lui propose donc de l'emmener au parc pour jouer "à pigeon mort", ou alors "à chat percé"… En prenant les mots pour d'autres, Typhus Bronx - dans les pas de son illustre prédécesseur, le clown Sol, quoique plus caustique - nous transporte littéralement dans un imaginaire fécond où la poésie décalée tient lieu d'ouvroir à la pensée.

Ayant acquis son indépendance, même si son créateur veille "à l'intérieur de son moi", le clown ne manque pas de prendre à partie le public. Dans des séquences participatives décoincées, il demande à brûle-pourpoint comment chacun se débrouille avec l'épineux problème des enfants à élever… Et ses questions ne manquant aucunement d'(im)pertinence, bousculent en générant des rires de toutes natures. "Pourquoi toi t'as pas voulu en faire d'enfants ? Trois ! Et tu préfères lequel ? Toi si c'était à refaire, tu le referais avec la même personne ?".

© Fabien Debrabandere.
Lorsqu'un lycéen gouailleur avance que, lui, a huit enfants, il lui offre généreusement un préservatif afin que "son avenir du futur" ne soit pas compromis. "Qui a regretté d'avoir fait un enfant ?". Rappelant doctement que l'on n'est pas là pour juger, il en rajoute aussitôt une couche en demandant avec le plus grand sérieux : "qui a eu envie de balancer par la fenêtre son enfant ?". Ou, sans aller jusque-là : "qui a pensé lui planter un bâtonnet dans le derrière et le mettre dans le congélateur ?".

Ceci ne constituant qu'une infime partie du spectacle dont le rythme ne faiblit à aucun moment, enchainant les saillies burlesques à perdre raison, l'innocence accordée au clown permettant tous les excès. Comme celui de vouloir rectifier avec des ciseaux ou une agrafeuse les ambiguïtés de la nature ambivalente de son bébé d'amour ; sollicitant à nouveau le public pour savoir à laquelle des deux opérations il doit se livrer, et n'obtenant aucune réponse, il se désespère d'avoir une fois de plus affaire à des "hippies wokistes". Comme d'étouffer les cris du même bébé au "prénom bissextile" avec un oreiller posé hermétiquement sur sa bouche. Comme d'avoir recours à la machine à laver pour redonner des couleurs à sa progéniture abîmée.

© Fabien Debrabandere.
Mais depuis que "Dieu a inventé la honte, la frustration et la pédophilie", qui sera garant du jugement dernier ? Seule la justice des hommes est autorisée à statuer sur l'infanticide commis par l'accusé clownesque. Son procès sera riche de significations. Au "J'étais pas là, c'est mon personnage qui a fait le coup" de l'auteur, répondra la défense du personnage : "j'aurais dû choisir le programme laine délicate…". Et après conciliabules entre créature et créateur, c'est finalement le public qui est désigné comme accusé, lui qui a utilisé impunément ses penchants pervers de voyeurs impénitents en quête d'une improbable catharsis. Car est-il venu ce public au secours du bébé, comme il lui avait été instamment demandé en début de représentation ? Évidemment non !

Et si le dénouement fera entendre des notes apaisantes faisant du personnage, de son créateur et de leur bébé commun, des "étoiles fuyantes" dans un ciel lumineux, le propos n'en perdra aucunement de son mordant. Le duo Emmanuel Gil et Typhus Bronx, unis désormais à la scène comme à la vie, a su poser avec un humour décalé et une dérision assumée les (vraies) questions mises habituellement sous l'éteignoir de la bienpensance policée. La folie innocente du clown, comme naguère celle du bouffon du roi, étant l'échappatoire ô combien salutaire à un monde corseté dans ses hypocrisies.

Vu le mardi 13 décembre 2022 au Carré-Colonnes, Blanquefort (33). A été représenté les 13 et 14 décembre.

"Trop près du mur"

© Fabien Debrabandere.
De et avec : Emmanuel Gil.
Regard extérieur : Marek Kastelnik.
Aide précieuse : Gina Vila Bruch & Agnès Tihov.
Création musicale : Marek Kastelnik.
Accessoires : Benjamin Porcedda & Marco Simon.
Costumes : Laurine Baudon.
Technique : Rémi Dubot.
Production : Art en production.
À partir de 10 ans.
Durée : 1 h 20.

Tournée
10 mai 2023 : Festival Les Cogitations #6, L'entrepôt, Le Haillan (33).

Yves Kafka
Lundi 19 Décembre 2022
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