Théâtre

"Toute une histoire" L'illusion comique de l'Opéra Pagaï

Près de quatre cents ans après que le grand Corneille a commis son "Illusion comique", pièce phare du théâtre baroque, l'Opéra Pagaï entreprend, non sans jubilation, de nous faire vivre in situ le jeu de miroirs, mystifiant s'il en est, entre ce que réalité et illusion peuvent entretenir de rapports troublants. Le motif du "théâtre dans le théâtre", cher au siècle baroque, va trouver ici comme lieu d'élection… un vrai théâtre ! Celui de la Scène nationale du Carré. Et les spectateurs d'un soir, le plus naturellement du monde, deviendront à leur tour les personnages de cette histoire, de ces histoires sans fin.



© Pierre Planchenault.
Qu'on en juge sur pièces… Accueillis par une nouvelle administratrice de la scène nationale, les spectateurs sont conviés à boire une citronnade rafraîchissante qui aurait pu être accompagnée de croquettes de pommes de terre à la mode bosniaque, préparée par de généreux voisins, si celle-ci n'avait pas disparu inopinément du bar où elle se trouvait l'instant d'avant… Le jeu du réel et de ses illusions trompeuses inscrit d'emblée dans l'idée baroque que la vie est un théâtre dont chacune et chacun sont les acteurs.

Aussitôt pris place dans la salle de spectacle, confortablement assis dans ses fauteuils tendus de tissu rouge, les lumières s'éteignent laissant apparaître un premier tableau habité par le bestiaire étrange d'une pièce… interrompue dès ses origines par une brutale et inexplicable panne d'électricité précipitant les lieux dans le noir absolu. Sirène d'alarme et évacuation rapide dans les entrailles du théâtre, sous la protection nerveuse des personnels ayant pour mission de mettre à l'abri ledit public et d'un agent de sécurité débonnaire.

© Pierre Planchenault.
De loges en bureaux, de couloirs en escaliers, une histoire (émaillée de saynètes parfois convaincantes, parfois moins, le scénario et son interprétation semblant, dans sa première moitié, manquer de "crédibilité inventive") déroule chemin faisant son fil directeur, conduisant le public dans les travées de la médiathèque plongée, elle aussi, dans une semi-obscurité.

Là, entre les rangées de livres, déboule un personnage monté sur ressorts… Une sorte de hibou fantasque incarné par une actrice incarnant elle-même une jeune-fille réfugiée dans les arcanes du théâtre pour se protéger de la folie du monde. À lui seul ce personnage extirpe de la douce torpeur (un comble pour "un drame" vécu en direct…) qui commençait à gagner les égarés d'un soir, en insufflant sa dose de folie jubilatoire ; elle qui outre ses ailes de hibou porte crânement, vissée sur sa tête, la couronne du Roi du Danemark père de Hamlet.

Animée par la belle énergie de ses vingt ans qu'elle s'apprête à fêter généreusement, elle nous entraine dans son refuge avant de se muer, en actrice accomplie, en hôtesse d'arrière salle de tripot, conviant la troupe qui la suit à une scène digne des meilleurs polars. Et – point d'orgue – lorsque les rideaux du saloon tomberont, on se retrouvera… là où l'on ne pensait pas être, comme si les oscillations du pendule battant le temps de la réalité et de l'illusion avaient accompli leur révolution.

© Pierre Planchenault.
Quant au débriefing de ce "drame", mené fébrilement par l'administratrice émue jusqu'aux larmes, il convoquera le récit de l'impact de cette inexplicable panne de courant sur l'environnement local tout en rendant grâce à la mobilisation de la population et aux précieux likes recueillis – à six mois des élections… – par le premier édile pour le sang froid avec lequel il avait su gérer la situation "dramatique".

Non pas le "mentir-vrai" du poète Louis Aragon élisant l'écriture romanesque comme un dévoilement du réel par le détour de la fiction, mais mentir là pour de vrai, la réalité se (con)fondant avec les récits qui prétendent en rendre "conte"… Depuis ses premières créations – "Far Ouest", "Cinérama", "La Coulée douce"…" – L'Opéra Pagaï a su nous embarquer avec un réel brio dans ce dé-lire de la réalité commune… À l'aune de ces fortes impressions engrangées, alors que le thème retenu du théâtre dans le théâtre était porteur ici des mêmes attentes, on (c'est-à-dire nous, à la fois spectateurs et personnages de cette mise en jeu) serait peut-être resté un peu sur notre faim boulimique d'histoires ô combien déroutantes, si les derniers tableaux n'étaient à eux seuls… "réellement" fabuleux.
◙ Yves Kafka

Vu le samedi 8 novembre 2025 à la Scène nationale Carré-Colonnes de Saint –Médard (33).

"Toute une histoire"

© Pierre Planchenault.
Conception, écriture : Cyril Jaubert.
Mise en scène : Cyril Jaubert.
Collaboration artistique : Célestine Fisse, Marion Casenave, Lucie Chabaudie, Anouk Guerbert et Lionel Ienco.
Avec : Jérôme Baelen, Jérôme Benest, Bénédicte Chevallereau, Margot Delabouglise, Lionel Ienco, Paul Courilleau, Nelly Pons.
Création sonore : Benoît Chesnel.
Regard extérieur : Ximun Fuchs.
Scénographie et régie générale : Marion Casenave.
Par la compagnie Opéra Pagaï.
Durée : 1 h 40.

A été représenté du 5 au 8 novembre 2025 à la Scène nationale Carré-Colonnes à Saint –Médard (33).

Tournée
Du 13 au 17 janvier 2026 : Scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne (64).
27 au 29 janvier 2026 : Théâtre + Cinéma - Scène nationale Grand Narbonne, Narrbonne (11).

Yves Kafka
Mardi 18 Novembre 2025
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