Théâtre

Sélectionné… pour toujours !

Alfred Nakache, ce nom ne vous dit sans doute rien. Et pourtant, en plus d'être un nageur aux multiples médailles, il a vécu les horreurs des camps de concentration pour en revenir et continuer, peu de temps après, une carrière d'athlète de haut niveau. Dans une mise en scène de Steve Suissa où la scénographie est sobre avec un beau jeu de lumières, le chanteur Amir Haddad, devenu comédien pour cette création, incarne le parcours étonnant de ce héros.



© Ruben Shazon.
C'est la vie d'un homme, celle d'Alfred Nakache (1915-1983), mais pas de n'importe qui ni à n'importe quelle époque. Cela recouvre, en partie, l'entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale avec son lot de fanatisme politique qui a donné lieu à un génocide et à une collaboration avec des lois infâmes en France contre les Juifs. Alfred Nakache (Amir Haddad) a connu les camps de concentration d'Auschwitz puis de Buchenwald. Il a connu aussi, dans l'entre-deux-guerres, la renommée grâce à ses performances sportives.

La pièce, écrite par Marc Élya et mise en scène par Steve Suissa, est très intéressante car elle met en exergue un héros non de guerre mais de vie qui, en plus d'avoir échappé à la mort, a réussi le tour de force de revenir, quelques mois après, de Buchenwald, de reprendre sa vie d'athlète de natation de haut niveau malgré les lourdes épreuves physiques et psychiques subies. Son récit est aussi celui d'un homme que personne ne connaît, l'Histoire retenant peu ou pas ces parcours individuels pourtant riches d'enseignements.

© Ruben Shazon.
Avant 1943, il est reconnu pour ce qu'il fait. À partir de 1943, il est dénoncé et envoyé à Auschwitz puis Buchenwald pour ce qu'il est, à savoir Juif. Des officiers SS le reconnaissent et lui font subir des épreuves de nage d'humiliation. Ses titres sportifs sont légion. Pour n'en citer que quelques-uns, il est le recordman du monde de brasse papillon en 1941 et est à cinq reprises, en 1942, le champion de France dans différentes catégories.

Plus étonnant encore, il devient recordman de France au relais quatre fois deux cents mètres nage libre en 1946, après être revenu, quelques mois auparavant, des camps de concentration. Il deviendra même, en plus d'être sélectionné aux deux cents mètres brasse papillon, un membre de l'équipe de France de water-polo pendant les Jeux Olympiques de Londres (1948). Véritablement étonnant et peu courant de pratiquer deux sports différents dans cette prestigieuse manifestation !

Sa vie est riche de rebondissements. Ayant tout jeune une phobie de l'eau, il réussit tout de même à devenir un nageur couvert d'honneurs. Puis d'horreur. Son parcours, exprimé dans le jeu par Amir Haddad, est empreint d'une certaine sagesse. C'est ce rapport à soi qui fait la force du récit en déchargeant celui-ci de toute notion d'être "victime". C'est en homme simple que le chanteur, mué en comédien pour cette création, incarne le "nageur d'Auschwitz" comme il était surnommé.

© Ruben Shazon.
À l'image du jeu, la scénographie est sobre et laisse voir, côté cour, un fauteuil avec une radio des années quarante. Il y a un décentrement du décor qui n'est pas situé en milieu de scène. Ce déport du regard attire l'attention sur ce qui est dit. Amir Haddad n'est quasiment jamais au centre. Parfois côté jardin, il s'installe aussi côté cour dans son fauteuil. Il oscille entre l'émotion, la joie, la détresse et la colère mais toujours avec une voix qui ne tombe pas dans les aigus, revivant ainsi chaque moment de sa vie, très souvent, avec un léger recul. Le débit est parfois en rupture dans un séquencement de tableaux ponctué par des lumières qui s'éteignent pour accueillir un clair-obscur. Quand l'obscurité apparaît sur le comédien, une page, joyeuse ou tragique, se tourne. Quand la lumière réapparaît, c'est une nouvelle page qui s'ouvre.

Celle-ci éclaire parfois le public, le rattachant au récit, en le prenant ainsi à témoin. Cette relation scénographique par le biais des lumières permet de créer une interpellation mutique, celle d'être spect-acteur, afin de ne pas occulter dans un noir une réelle présence, celle de l'assistance. Il s'agit aussi d'interpeller la responsabilité des gens pour présenter un génocide, non au travers de dates, de personnages ou de batailles, mais de la vie d'un homme et de sa famille afin de prévenir de façon différente toute forme de passivité face à d'autres formes de cruauté, l'Histoire ayant malheureusement beaucoup d'imagination à ce sujet.

© Ruben Shazon.
On découvre aussi Jacques Cartonnet (1911-1967), son rival en natation, qui devient ensuite journaliste à "La liberté", de tendance doriotiste, et travaille également à "Je suis partout", tristement célèbre pour ses virulentes diatribes antisémites. Certains l'accusent, à tort ou à raison, d'avoir été responsable de l'arrestation et de la déportation d'Alfred Nakache. On y rencontre aussi, par le biais d'une voix au magnétophone reprenant ses propos, l'écrivain Primo Levi (1919-1987) rencontré à Auschwitz, qui a mêlé sa survie au témoignage qu'il a souhaité donner pour rendre publique l'horreur des camps de concentration.

C'est une narration vécue de l'intérieur avec la focale d'un regard extérieur, celui d'être témoin de sa propre vie permettant une certaine mise à distance par rapport aux événements politiques ou sportifs mais non aux drames humains comme ceux de la mort de sa femme et de sa fille, à l'âge de deux ans, rendue à sa connaissance en 1946. Pour sa femme, il n'en saura jamais rien. L'émotion est là, très présente, dans le dit et par ricochet dans l'écoute du spectateur. Ce rapport à son vécu est toujours marqué d'une distance salvatrice, celle de ne jamais basculer dans la haine, l'arme des faibles et des bourreaux.

Steve Suissa et Amir © Ruben Shazon.
La pièce débute en 2019, lorsqu'il fait son entrée dans le panthéon des grands nageurs de l'histoire, à l'International Swimming Hall of Fame de Fort Lauderdale en Floride. Mais nous sommes en dehors d'un espace-temps puisque cette date, c'est Alfred Nakache (Amir Haddad) qui la dit. Comme un revenant venu nous raconter sa propre vie en tant que témoin de son époque. C'est ainsi le passé d'un homme qui vient dans le futur pour se raconter au présent. Les barrières du temps sont abolies. La narration traverse les exploits, les succès, les joies, l'amour puis les moments d'Histoire, les tragédies, les crimes, le génocide. La France, l'Algérie avec Toulouse, Paris et Constantine, son lieu de naissance, y sont aussi racontées. Au-delà de cette figure remarquable, c'est un émouvant condensé d'humanité vécu sur scène.

"Sélectionné"

© Ruben Shazon.
Texte : Marc Élya.
Mise en scène : Steve Suissa.
Avec : Amir Haddad.
Lumière : Jacques Rouveyrollis assisté de Jessica Duclos.
Son et musique : Maxime Richelme.
Costumes : Cécile Magnan.
Décors : Emmanuelle Favre.
Production : Play Two Live.
Durée : 1 h 15.

Du 26 avril au 1er juin 2022. Succès, prolongé jusqu'au 26 juin 2022.
Les mardis 17, 24 et 31 mai à 20 h, les mercredis 1er, 8 et 22 juin à 20 h, les jeudis 26 mai et 23 juin à 20 h, les vendredis 27 mai et 10 juin à 20 h, les dimanches 29 mai à 17 h, 12, 19 et 26 juin à 15 h et 18 h.
Théâtre Edouard VII, Paris 9e, 01 47 42 59 92.
>> theatreedouard7.com

Safidin Alouache
Jeudi 19 Mai 2022
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