Théâtre

"Sandre"… Une vie qu’on épluche, même une toute petite vie, ça peut faire pleurer les yeux

"Sandre", La Manufacture, Avignon

Sur scène, c'est comme un trône. Un trône pitoyable. Fauteuil à l'ancienne. Pas vraiment voltaire. Pas vraiment club non plus. Plutôt crapaud. Juché sur un piédestal pas du tout en marbre. Ça ressemble plus à de la palette empilée. Peinte en noir. Et puis un abat-jour en vessie de mouton tendue. Beige très clair. Monté sur un pied trop haut. Et puis c'est tout. Un trône ordinaire. Un trône de maison de banlieue. Elle y est installée. Elle n'en bouge pas. Elle y règne sur son domaine. Son domaine.



© Pierre Planchenault.
Tout autour rien. Le vide obscur de l'irréalité, pourrait-on dire. Il n'y a qu'elle, juché sur son trône du quotidien, toute pâlotte dans cette nuit, qui brille. Qu'on voit. Et qui parle. Et qui trône sur son quotidien parce que c'est ça sa vie. La vie dont elle avait rêvé ou pas. La vie qu'on lui avait promise, c'est sûr. Et malgré les impondérables et le temps qui sabotent, elle la tenait sa vie, sa maison, son mari, ses enfants.

Qu'est-ce qu'elle dit ?... Elle s'explique, je crois. Elle parle à quelqu'un. À quelqu'un qui l'accuse, il faut croire. Quelqu'un qui l'accuse d'on ne sait pas quoi. On ne le saura qu'à la fin. Quand elle aura fini de parler. De s'expliquer. Enfin de raconter quoi, son domaine, son royaume, son empire, toutes ces années d'existence. Avec ses espoirs, très très humains. Très simples en fait. Et puis ses joies, ses plaisirs, ses émerveillements. Et puis ses déceptions bien sûr.

Une vie, c'est une sorte de succession de mondes qui s'écroulent, si on veut bien y réfléchir une seconde. On construit. On y croit. On flotte dans nos illusions jusqu'à ce qu'elles crèvent comme un ballon de baudruche et qu'on manque de crever avec elle. Parce que la petite pointe aigüe de la réalité est venue tout foutre en l'air, alors il y a plus qu'à en reconstruire un autre de bonheur. Ouais, il s'agit de parler de ça du bonheur.

© Pierre Planchenault.
C'est ce qu'elle fait avec ce texte, Solenn Denis. Mais pas vraiment. Enfin, c'est ce qui m'a touché moi. Parce que parler du bonheur, ce n'est pas très simple. Et en fait personne n'écoute ce genre de discours. On s'en fout du bonheur. Solenn Denis doit raconter autre chose au travers de cette femme qui raconte ce qu'elle a été. Ce qu'elle était. Ce qu'elle est devenue. Elle doit raconter un drame mais c'est un spectacle du coup tellement prenant qu'on ne sait plus, qu'on est fasciné tout le temps par elle, cette vie.

Une vie simple. Du moins, une vie à laquelle elle avait donné son accord. Une promesse de vie qu'elle avait endossée totalement. Parce que, déjà toute petite, on lui avait promis cette vie, cet amour, ce mari, ces enfants, cette maison. L'image, elle y était rentrée jusqu'au cou. Sans solution de repli. Alors, quand quelqu'un a décidé que cette image n'existait plus… Décrocher le tableau et elle avec. Elle s'est retrouvée par terre. Alors elle s'accroche à son fauteuil comme une naufragée. Son trône.

Parce qu'elle est ordinaire. Pas plus que quelqu'un d'autre, pas moins. Pas plus belle. Pas plus intelligente. Pas plus douée que quelqu'un d'autre. Même, si là, après le drame, elle est devenue particulière soudain. Mais elle ne se sent pas différente. Pas plus que ça. Et même si son domaine, son royaume, a été détruit. Sa féminité finalement aussi.

D'ailleurs, Solenn Denis a mis un homme dans le corps de son héroïne. Sa "tragéïne". Ça n'existe pas tant pis. Et cette parole qui traverse ce corps d'homme démultiplie le propos de cette histoire fantastico-ordinaire diffusée comme une bombe qu'on retient prête à exploser, parce que le bonheur simple qu'on bafoue, c'est dangereux aussi. Et puis l'interprétation magnifique d'Erwan Daouphars qui empêche le pathétique pour faire hurler l'émotion pure. Un bijou. Un bijou ordinaire. Un bijou extraordinaire parce que ordinaire. Un cœur énorme quoi. Quoi ?... "Sandre", de Solenn Denis, interprété par Erwan Daouphars.

"Sandre"

© Pierre Planchenault.
Texte : Solenn Denis (Éditions Lansman).
Mise en scène : Collectif Denisyak.
Avec : Erwan Daouphars.
Conception lumière : Yannick Anché.
Conception scénographique : Philippe Casaban et Eric Charbeau.
Costumière : Muriel Leriche.
Construction décor : Nicolas Brun.
Production Collectif Denisyak, Drôles de Dames et le Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine.
Durée : 1 h
À partir de 14 ans.

A été joué du 6 au 26 juillet 2017,
à La Manufacture, Salle de la Patinoire, Avignon,
dans le cadre du Festival Off 2017.
A été représente du mardi 27 mars au dimanche 8 avril 2018.
à la Maison des Métallos, Paris 11e.

Tournée

4 et 5 mars 2019 : Nebia, Bienne ( Suisse).
7 mars 2019 : Le Mail - scène culturelle, Soisson (02).
14 mars 2019 : Théâtre des 2 rives, Charenton (94).
15 mars 2019 : Chapiteau La Fontaine aux Images, Clichy-sous-Bois (93).
16 mars 2019 : Théâtre Jean Marais, Saint-Gratien (95).
19 mars 2019 : Espace Carpeau, Courbevoie (92).
26 mars 2019 : Espace Jéliote, Oloron-Sainte-Marie (64).
28 mars 2019 : Le Minotaure, Vallauris (06).
Du 21 au 24 mai 2019 : Théâtre des Îlets - Centre dramatique national, Montluçon (03).

Première publication : 24 juillet 2017.
Deuxième publication : 9 mars 2018.

Bruno Fougniès
Vendredi 22 Février 2019
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