Lyrique

"Samson et Dalila", un drame charmeur à Bastille

Après plus de deux décennies d'absence, le plus célèbre des douze opéras de Camille Saint-Saëns revient sur la scène de l'Opéra national de Paris dans une nouvelle production de Damiano Michieletto. Alors que la mise en scène se signale surtout par sa banalité, les chanteurs - singulièrement la Dalila d'Anita Rachvelishvili - les chœurs et la direction enflammée de Philippe Jordan impressionnent.



© Vincent Pontet/OnP.
Neuf années d'une conception douloureuse de 1859 à 1868 et une création (en allemand uniquement) redevable à Franz Liszt en 1877 à Weimar, rien ne prédisposait "Samson et Dalila" à devenir l'opéra français le plus joué dans le monde, avec "Carmen" (G. Bizet) et "Faust" (C. Gounod). Cette vaste fresque orientaliste en trois actes, dernier avatar du grand opéra français façon Meyerbeer et petite pierre sur le chemin de l'avant-garde fin de siècle, ne sera créée à Paris qu'en 1890 (et à l'Opéra de Paris deux ans plus tard). Un vrai parcours du combattant pour une œuvre parfaite d' "œcuménisme musical" selon un de ses plus ardents défenseurs, le directeur musical de l'ONP, Philippe Jordan.

Avec ses nombreuses réminiscences de l'histoire de l'art lyrique européen et son tropisme orientaliste en vogue sous la Troisième République, la partition de "Samson et Dalila" est un concentré du talent du compositeur. Conçu avec un art typiquement français par l'un des fondateurs de la Société nationale de Musique (1), l'opéra constitue une réponse à la wagnérolâtrie qui commence à régner sur les scènes.

© Vincent Pontet/OnP.
Ce sera donc une œuvre courte (un peu moins de deux heures) avec un sujet biblique, nécessitant un instrumentarium conséquent où les percussions (dont l'ophicléide repris à Berlioz, le glockenspiel, le tam-tam, les crotales, les castagnettes) et les cuivres le disputent aux cordes pincées ou frottées comme antidotes au drame germanique et septentrional.

Nul héros nordique donc sur scène, mais des Philistins oppressant des Hébreux pour un livret écrit à partir de l'Ancien Testament et centré sur la trahison dont est victime le colosse Samson, élu de Jéhovah pour sauver son peuple. Par la faute de la redoutable et belle Dalila, l'Élu entraînera à nouveau son peuple dans l'esclavage après l'en avoir libéré, non sans avoir fait tomber les colonnes du temple de Baal sur ses ennemis. Voilà convoqués les fantasmes de l'Orient, ses prêtres dégénérés, ses femmes fatales et ses danses lascives, bref cette source inépuisable de frissons au XIXe siècle, par un compositeur voyageur qui mourra à Alger en 1921.

Le metteur en scène Damiano Michieletto - qu'on avait connu plus inspiré sur cette même scène la saison dernière pour un Rossini façon Movida - a choisi l'actualisation et la dilution du motif oriental (pourtant vital) dans un spectacle où aucune de ses idées ne sont vraiment menées à terme.

© Vincent Pontet/OnP.
Au premier acte, le camp de concentration où gémissent les Hébreux est dominé par une salle vitrée aux rideaux tirés, qui se fera chambre à coucher années soixante au II et temple de Dagon au III : après l' (involontaire ?) (2) évocation de la Shoah à l'acte un, le drame bourgeois du deuxième acte laisse la place à un tableau façon péplum télévisé de l'ère berlusconienne (au III). Le prêtre Abimélech et les soldats ont l'uniforme noir et les mitraillettes en plastique vus souvent ailleurs. Rien de nouveau sous le ciel de ce qui devrait être la Gaza biblique et qui n'est plus ici qu'un ailleurs indéterminé où les protagonistes nous font signe, déchirés par leurs passions.

Face au Samson quelque peu effacé du ténor letton Aleksandrs Antonenko, la Dalila de la georgienne Anita Rachvelishvili apporte son étrangeté irréductible, sa sensualité sauvage soutenue par un engagement sans faille et les possibilités vocales qu'exige ce rôle écrasant. Habillée d'une nuisette rose les trois-quarts du spectacle, elle parvient pourtant sans peine à donner une profondeur ambiguë idoine à "la panthère" qu'imaginait Saint-Saëns. Nicolas Cavallier est un magnifique Vieillard hébreu, qui nous fait frissonner à toutes ses apparitions - comme les magnifiques chœurs des actes I et II. Ceux-là apportent dès l'ouverture (derrière une grille opaque en acier) toute la hauteur mystique qui traverse parfois l'opéra.

© Vincent Pontet/OnP.
Au service d'une partition, qu'on peut trouver parfois assez conventionnelle dispensant aussi ses moments de grâce, l'orchestre caresse, rutile et s'exalte sous la baguette suprêmement élégante de Philippe Jordan. C'est bien de la fosse que le charme de cette musique opère. Tour à tour imposant, capiteux et poétique, l'orchestre brille par un art subtil des transitions et une science consommée de l'architecture des plans sonores.

(1) La création de la Société nationale de Musique en 1871 répondait à l'objectif de défendre la jeune musique instrumentale française. Sa devise : "Ars Gallica".
(2) Le metteur en scène a déclaré dans une note d'intention ne pas vouloir représenter des Hébreux mais simplement des "esclaves".


Spectacle vu le 10 octobre 2016.

Du 4 octobre au 5 novembre 2016.
Visible dès le 14 octobre 2016 sur le site Arte Concert.

Opéra national de Paris.
Place de la Bastille, Paris 12e.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

"Samson et Dalila" (1877).
Opéra en trois actes et quatre tableaux.
Musique de Camille Saint-Saëns (1835-1921).
Livret de Ferdinand Lemaire.
En français sous-titré en français et en anglais.
Durée : 3 h 05 avec deux entractes.

Philippe Jordan, direction.
Damiano Michieletto, mise en scène.

Répétition © Vincent Pontet/OnP.
Paolo Fantin, décors.
Carla Teti, costumes.
Alessandro Carletti, lumières.

Anita Rachvelishvili, Dalila.
Aleksandrs Antonenko, Samson.
Egils Silins, Le Grand Prêtre de Dagon.
Nicolas testé, Abimélech.
Nicolas Cavallier, Un Vieillard hébreu.
John Bernard, Un Messager philistin.
Luca Sannai, Premier Philistin.
Jian-Hong Zhao, Deuxième Philistin.

Christine Ducq
Lundi 17 Octobre 2016
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