Théâtre

"Rose Royal" Voyage sans retour d’une femme au pays des hommes

Rose, la cinquantaine épanouie, n'est pas Alice… celle de Lewis Carroll au pays des merveilles. Ou alors peut-être serait-elle celle de Woody Allen, du moins pour ce qui est de l'insoutenable incomplétude qui sourd en elle. Frustrations claquemurées sous le vernis d'une femme accomplie, belle toujours et encore, sa maturité semble désormais la prémunir de la toxicité des prédateurs mâles. Ses aventures passées, ses traumas dépassés, elle les a mis à distance pour se lover dans le cocon chaleureux du Royal, ce bar qu'elle rejoint chaque soir à la sortie de son travail…



© François Fonty.
Mais ce serait là sans compter sur la plume éclairée de Nicolas Mathieu (l'auteur du magistral "Leurs enfants après eux" et auteur de la nouvelle éponyme adaptée ici) pour dévider la noirceur ordinaire des destins inscrits en soi, avec comme seule marge de liberté de s'en saisir comme palimpsestes afin de tenter d'y écrire sa propre histoire hors de tout héritage.

Ce serait sans compter aussi sur la sensibilité tant artistique qu'humaine de Romane Bohringer et d'Anne Charrier (fascinante dans la plasticité de ses interprétations) qui, s'emparant magistralement de cette matière dormante et explosive, nous la servent sur un plateau.

Dans une scénographie dépouillée composée de paquets ficelés recouverts de draps blancs servant de praticables de scène utilisés comme autant de tremplins à un passé à recomposer devant nous, l'actrice se donne à voir, y compris dans ce que son personnage essaie de se dissimuler à lui-même. Seule en scène, prenant en charge le récit de son existence, Rose raconte… Rose se raconte, n'éludant aucun sentiment traversé, le corps disant ce que les mots s'appliquent à taire… Elle, radieuse, au comptoir du bar du Royal, un rade qu'elle a élu comme havre de paix.

© François Fonty.
Désormais seule et heureuse apparemment de l'être, les deux gosses envolés, le divorce consommé, l'existence ordinaire d'une femme mûre. Sa vie, dorénavant, elle est là. Faudrait pas croire que Rose est en rade de relations, les masculines certes, elle en a soupé. Mais là, au Royal, il y a Marie-Jeanne, la copine confidente qui se fait quelques billets en coupant les cheveux de la clientèle. Il y a aussi Fred, le patron, un chic type qui lui sert un demi dès qu'elle prend place au bar, croisant haut ses jambes dont elle est (légitimement) fière, son visage – lucide – annonçant quant à lui les années à venir. Et puis il y a la présence des marginaux esseulés commentant la vie des autres, s'étalant à la une des journaux. Tout ce monde assemblé là, ça lui fait chaud au cœur à Rose.

Le dernier type avec qui elle a eu une (brève) aventure, un plutôt gentil, un soir de dispute où elle a reconnu sur les traits de son visage une crispation pouvant annoncer la violence toujours prête à surgir des mâles, a été pour elle l'occasion de s'offrir un petit revolver qui l'accompagne depuis comme un doudou… Faut dire qu'en termes de violences masculines, Rose a été à bonne école avec un paternel ambigu ; l'amour et la peur, un produit deux en un… Le passé ça vous surprend, ça remonte comme un haut-le-cœur qui vous brasse les entrailles. Ainsi des tripotages et plus si affinités…

Rose au franc-parler, à quatre pattes, mimant acrobatiquement et en musique ses ébats sexuels. Unions charnelles désirées pour certaines, subies pour d'autres, celles infligées par des gros cons qui ne comprenaient pas quand on leur disait non. Des viols, frappés dans l'instant du sceau du déni, qui l'ont amenée à pleurer seule dans sa chambre… car comment à treize ans ne pas se dire que c'est le prix à payer quand le corps en feu désire ? Alors, on préfère oublier. Sauf le corps, qui lui "sait" les outrances inscrites en lui en lettres de feu.

Aujourd'hui la page est belle et bien tournée… Plus jamais Rose ne se laissera dominer par l'espèce mâle. Et son nouveau bijou calibre 38 acheté sur internet, qu'elle porte en pendentif dans son sac à main, en est le garant… Mais voilà qu'un inconnu franchit ce soir-là les portes du Royal en pleine furie festive (Rose en rock star et poses lascives), et le sort en est jeté, les cartes sont rebattues, remettant en jeu le passé enfoui.

Face à cet homme de plutôt belle allure, plutôt prévenant même s'il n'est pas très causant, un homme doté d'une voiture d'une puissance vrombissante et d'un corps de ferme entièrement rénové, Rose retrouve comme par magie ses quinze ans… Un verre de gin tonic, un autre, le jeu des points communs, des chansons qui réunissent et puis… et puis… rien. Ou pas grand-chose. Alors Rose raconte comment elle a mis sur le compte de l'alcool, les maigres performances de son nouvel amant. Son visage se fait alors grave, contrastant avec l'énergie que son corps dégage. Elle s'épanche sur ses stratégies pour que son corps de femme puisse y trouver son compte. Finalement, de déboires en déboires, elle réapprendra à considérer d'autres intérêts que ceux réclamés à tue-tête par ce corps demeurant insatisfait.

© François Fonty.
À chaque échec, le monsieur se fait pardonner d'avoir voulu forcer le passage avant de s'écrouler sur le côté, loche épuisée, réminiscence pour elle d'un goût ancien, celui des viols. Les jours suivants, il l'invite aux plus grandes tables. Pour lui, qui voit en elle s'il ne peut la combler une poupée à parer et, peut-être, pour les leurres de son compte en banque opulent, elle renie progressivement son existence d'avant, allant jusqu'à résilier son bail pour vivre désormais captive de sa belle maison déserte où il l'emploie… à son propre compte.

Longue descente aux enfers d'une femme animée par des désirs de liberté clamés du plus profond de son être, mais sujette à des vœux secrets déposés en elle, à l'insu de son plein gré, par des couches de patriarcat toxique l'amenant à l'endroit même où elle refuse d'être… Elle qui se croyait affranchie de toute domination masculine, se fait grignoter pas à pas son existence pour devenir l'objet non sexuel (un comble !) d'un pervers impuissant pour lequel elle renonce à être, alors que ce qu'il a à lui offrir ne l'intéresse même pas…

Et lorsque l'emprise jusqu'à plus soif la noie dans un océan d'amertume, le soir de trop où, dans le décor luxueux de l'Hôtel Royal d'Évian (rien à voir avec le rade miteux du Royal où, naguère, elle filait des amitiés heureuses) le sexe ramolli de l'homme à la puissante Audi Q7 ne remplit pas une nouvelle fois sa mission, elle décide d'en finir une fois pour toutes avec cette ribambelle de types qui lui ont gâché sa vie de femme… Rose est décidée à partir, pleine d'une belle énergie recouvrée… Mais les histoires de (non) amour, comme le clame un air connu, finissent mal en général, et la chute sera à cet égard des plus… "parlantes".

Que dire de cette "novela negra" superbement écrite par Nicolas Mathieu, fouillant de son scalpel acéré les replis intimes de l'âme d'une femme "exemplaire" ? Le portrait sans fard de la guerrière sans armure, abusée par des siècles d'asservissement masculiniste, n'est pas prêt de déserter nos nuits, tant son incarnation subtile et radicale sous les traits d'une actrice flamboyante – Anne Charrier, âme sœur de Rose – fait figure ici d'une hallucinante allégorie du combat des femmes pour devenir maîtresses… d'elles-mêmes.
◙ Yves Kafka

Vu le samedi 18 octobre 2025 au Studio des Champs-Élysées, Paris VIIIe.

"Rose Royal"

© François Fonty.
Librement adapté du roman "Rose Royal" de Nicolas Mathieu, paru aux Éditions In8 (2019) et Actes Sud (2021).
Adaptation : Anne Charrier et Gabor Rassov.
Mise en scène : Romane Bohringer, assistée d'Aurélien Chaussade.
Avec : Anne Charrier.
Avec la voix : Éric Caravaca.
Scénographie : Rozenn Le Gloahec.
Création Lumières : Thibault Vincent.
Musique : Benoît Delacoudre.
Chorégraphie : Gladys Gambie.
Costumes : Céline Guignard Rajot.
Durée : 1 h 15.

Du 12 septembre au 28 décembre 2025.
Jeudi au samedi à 21 h, dimanche à 16 h.
Studio des Champs-Élysées, 15, avenue Montaigne, Paris 8.
Téléphone : 01 53 23 99 19.
>> Billetterie en ligne
>> comediedeschampselysees.com

Yves Kafka
Lundi 3 Novembre 2025
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