Théâtre

"Reconstitution : le Procès de Bobigny", un kaléidoscope "réfléchissant" où l'on assiste in situ à la condamnation… d'une loi inique

Rien ne sera plus comme avant… avant le procès d'une toute jeune fille, Marie-Claire Chevalier, 16 ans, violée et appelée à comparaître en 1972 devant le tribunal des hommes pour avoir avorté. Elle sera défendue par l'avocate féministe Gisèle Halimi, transformant le procès de "la jeune-fille indigne" et des femmes qui l'ont aidée à interrompre sa grossesse, en celui des lois iniques prohibant l'avortement… Émilie Rousset, adepte d'un théâtre documentaire recyclant l'archive en s'appuyant sur l'enquête et la mise en abyme (cf. "Affaires familiales", Festival IN - Avignon 2025), s'empare de cette matière hautement combustible pour la faire (re)vivre dans un dispositif des plus originaux.



© Philippe Lebruman.
Douze postes répartis équitablement dans la salle Vauthier du tnba où, tour à tour, une vingtaine de participants, casque aux oreilles et groupés en cercle autour d'une actrice ou d'un acteur, vont revivre "en direct" pendant une quinzaine de minutes un fragment de la reconstitution du Procès de Bobigny. Libres à chacune et chacun de choisir ses postes successifs, sachant que les deux heures et demie de "Reconstitution" lui permettront d'entendre huit à neuf de ces témoignages.

Les comédiennes et comédiens, oreillette branchée, auront pour rôle de "mixer" de manière la plus naturelle qui soit la parole des participantes et participants de ce procès ayant fait date dans l'histoire de ce combat exemplaire des femmes pour disposer librement de leur corps. Il y aura aussi à entendre la parole d'un militant anti-avortement, esseulé parmi les témoignages d'une sociologue (fondatrice du MLF), d'une chargée du Planning familial, d'un obstétricien-gynécologue, d'une féministe activiste polonaise, d'une professeure de droit public, d'une philosophe professeure de science politique, d'un historien, d'une spécialiste du contrôle des naissances à La Réunion, d'une journaliste (Claude Servan-Schreiber) et d'une actrice (Françoise Fabian) témoins l'une et l'autre pour avoir elles-mêmes eu recours à l'avortement.

© Philippe Lebruman.
Avec la même force, celle d'une authenticité non spoliée par les aprioris conventionnels, ces propos reconstitués et retransmis avec un naturel bluffant par des artistes porte-paroles nous replongeront dans le vif du sujet. Un sujet brûlant pour le droit à l'IVG pour toutes les femmes, un droit conquis de haute lutte contre une lourde tradition patriarcale "ancrée" dans les mentalités des gouvernants, mais aussi du peuple asservi.

Gisèle Halimi, avocate de Marie-Claire Chevalier et membre co-fondatrice de l'Association "Choisir" (comme l'étaient notamment la journaliste Claude Servan-Schreiber, les actrices Delphine Seyrig et Françoise Fabian, l'écrivaine Simone de Beauvoir, appelées toutes à témoigner de leur propre avortement), a eu l'intuition lumineuse de montrer, contre un Procureur des plus empressés à exclure du débat toute tentative à vouloir l'élever, que les vraies accusées n'était pas celles appelées à comparaître, mais la loi de 1920 réprimant l'avortement… En effet, ce qui était exposé par l'avocate sous les projecteurs des médias, c'étaient les prérogatives que s'arrogent de tout temps les hommes (les puissants surtout, mais aussi ceux pris dans la globalité du genre) pour dominer le corps des femmes, et au-delà de l'assignation à la maternité désirée ou pas, asservir le genre féminin soumis sexuellement et économiquement (travail domestique non rémunéré) à n'être que… des sous-hommes.

© Philippe Lebruman.
Élever le débat en faisant comparaître des femmes libres ayant pu avorter dans des cliniques sécurisées grâce à leurs moyens financiers et à leur statut social les rendant "intouchables", et à leurs côtés des médecins dont les travaux sur le vivant conféraient une légitimité scientifique, ébranlait dans ses fondements une loi s'appuyant sur des archaïsmes à consonance religieuse. En effet, comment prétendre qu'un fœtus de quelques semaines est une personne humaine – "une absurdité du point de vue biologique" – après avoir entendu la déposition du Professeur Jacques Monod, prix Nobel de physiologie et de médecine ?

Comment pouvoir prétendre qu'en réprimant l'avortement, on était du côté de la vie, alors que de très nombreuses jeunes filles et femmes modestes, contraintes d'y recourir clandestinement, mouraient chaque année sous l'effet de pratiques barbares ? Comment ne pas penser qu'en légalisant l'avortement, non seulement on permettait aux femmes d'y recourir dans des conditions satisfaisantes de sécurité médicale et de sérénité morale, mais aussi de faire reconnaître que "la femme est un homme comme un autre", responsable de l'entièreté de son corps qui n'appartient qu'à elle ?

© Philippe Lebruman.
Tout ce questionnement insufflé par les témoins étant encore enrichi par l'apport d'une spécialiste du contrôle des naissances, rappelant comment un député de la droite française, partisan farouche en Métropole du combat contre la contraception et l'avortement, s'est fait adepte de ces pratiques quand il s'est agi de régir la "démographie galopante" de l'île de l'Océan Indien dont il était député. Que dire alors de sa récupération de la politique du Planning Familial pour généraliser le Depo Provera injecté aux Réunionnaises comme contraceptif à longue durée d'action ? Ou encore des ligatures des trompes imposées à leur insu à ces mêmes femmes, sous prétexte d'appendicite aiguë à opérer ? La "morale catholique" serait-elle à géométrie variable et exclurait-elle – au nom bien sûr de l'intérêt supérieur de la lutte contre la pauvreté et pour favoriser le bien des gens – certaines populations de sa doctrine ? "Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà" (Blaise Pascal).

Autre contribution, celui d'un historien mettant en perspective les différentes étapes de cette lutte pour la libération des femmes au travers du droit à l'IVG… Du dépôt des fleurs disposées en 1970 sur "la tombe de la femme du Soldat inconnu" par quelques femmes du MLF, en passant en 1971 par "le manifeste des 343 salopes" – signé entre autres par Delphine Seyrig, Catherine Deneuve, Gisèle Halimi – publié dans Le Nouvel Observateur et appelant à la légalisation de l'avortement, à la loi Veil de 1974 rendant légal l'avortement (uniquement dans trois cas précis) jusqu'à l'inscription en mars 2024 du droit à l'avortement (sans conditions à réunir et élargi aux mineures) dans la constitution française (article 34), c'est toute une épopée courageuse qui nous est contée, celle dont Gisèle Halimi fut incontestablement l'une des héroïnes.

Spectacle vivant s'il en est, servi superbement par des comédiennes, comédiens et une metteuse en scène – Émilie Rousset – mettant en jeu les documents d'archive du Procès de Bobigny, pour se les approprier afin de servir sur un plateau de théâtre "la cause des femmes".
◙ Yves Kafka

Vu le mercredi 26 novembre 2025, Salle Vauthier du tnba (Théâtre national Bordeaux Aquitaine) à Bordeaux.

"Reconstitution : le Procès de Bobigny"

© Philippe Lebruman.
Création octobre 2019 au T2G – Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du Festival d'Automne à Paris.
Conception et écriture : Émilie Rousset et Maya Boquet.
Mise en scène et dispositif : Émilie Rousset.
Assistante à la mise en scène : Élina Martinez.
Pièce pour quinze interprètes, avec (en alternance depuis la création) : Véronique Alain, Renaud Bertin, Aymen Bouchou, Hélène Bressiant, Antonia Buresi, Barbara Chanut, Rodolphe Congé, Suzanne Dubois, Stéphanie Farison, Thomas Gonzalez, Anaïs Gournay, Nan Yadji Ka-Gara, Emmanuelle Lafon, Anne Lenglet, Mélanie Martinez Llense, Olivier Normand, Aurélia Petit, Gianfranco Poddighe, Lamya Régragui, Ghita Serraj, Anne Steffens, Nanténé Traoré, Kevin Tussidor, Manuel Vallade, Margot Viala, Jean-Luc Vincent.
Dispositif vidéo : Louise Hémon.
Dispositif lumière : Laïs Foulc.
Dispositif son : Romain Vuillet.
Dramaturgie : Maya Boquet.
Montage vidéo : Carole Borne.
Régie son et vidéo : Romain Vuillet en alternance avec Cristián Sotomayor.

© Martin Argyroglo.
Régie générale et lumière : Jérémie Sananes et Ludovic Rivière.
Durée : 2 h 30.

Représenté du mardi 25 au vendredi 28 novembre 2025 au tnba (Théâtre national Bordeaux Aquitaine).

Tournée
22 janvier 2026 : L'Atelier à spectacle, Vernouillet (28).
28 janvier 2026 : Théâtre, Corbeil-Essonnes (91).
5 et 6 février 2026 : La Grange, Lausanne (Suisse).
27 février et 1er mars 2026 : Bonlieu - Scène nationale, Annecy (74).

Yves Kafka
Vendredi 12 Décembre 2025
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