Lyrique

Rapprocher "Cavalleria Rusticana" et "Sancta Susanna", le défi réussi de Mario Martone à Bastille

Rapprocher en une soirée des opéras en un acte tels que ceux de Pietro Mascagni et Paul Hindemith constitue un beau défi qu'a réussi le réalisateur Mario Martone, à l'invitation de l'Opéra national de Paris. Deux œuvres, deux esthétiques, deux univers défendus par un admirable duo de chanteuses, Elina Garanca et Anna Caterina Antonacci.



"Sancta Susanna" © Elisa Haberer/OnP.
Comment éclairer de façon originale une œuvre populaire (mais traitée par les musicologues avec condescendance), renouveler sa réception en lui redonnant un peu d'actualité quant à nos préoccupations ? Voilà le défi qu'a relevé le réalisateur Mario Martone (1), invité à reprendre une de ses anciennes mises en scène de la Scala (en 2011), "Cavalleria Rusticana", en la faisant suivre (en première mondiale) par une nouvelle production d'un autre opéra en un acte, quasi inconnu du grand public, "Sancta Susanna" de Paul Hindemith. Exit le "Pagliacci" de Leoncavallo, auquel on a droit à chaque fois (et c'est tant mieux).

On conçoit le piège possible pour le metteur en scène italien : peut-on trouver un dénominateur commun à deux œuvres que tout semble opposer ? Le début du vérisme du plus célèbre opéra de Mascagni, composé à vingt-six ans sur les conseils de son compagnon de chambrée au conservatoire, Puccini (2), peut-il être marié scéniquement et musicalement à un des opéras de jeunesse de Paul Hindemith, chef-d'œuvre d'un certain expressionnisme musical - au sujet qui sent encore (un peu) le soufre (3) ?

"Il quarto stato" de Giuseppe Pellizzada da Volpedo © DR.
L'italien versus l'allemand, le folklore un peu frelaté d'une vengeance amoureuse dans une Sicile fantasmée à la fin du XIXe siècle versus le blasphème de la fornication rêvée avec le Christ d'une nonne dans un couvent. L'opéra à numéros et à la partition consensuelle versus la déflagration musicale d'un jeune compositeur de vingt-trois ans, héritier ici de Zemlinsky, de Richard Strauss et parent de Schönberg. Le rapprochement est-il soutenable ? Oui, ici, mille fois oui.

C'est avec une rare intelligence que Mario Martone livre sa proposition, et, disons-le, avec un rare bonheur scénique. Inspiré peut-être par la peinture italienne au carrefour des XIXe et XXe siècles pour "Cavalleria Rusticana" (on pense irrésistiblement au tableau de Giuseppe Pellizzada da Volpedo "Il quarto stato", voir ci-contre), et revendiquant fort justement Giotto, il donne à voir dans une épure l'esprit même du vérisme de l'œuvre originale de Giovanni Verga, source du livret.

"Cavalleria Rusticana" © Elisa Haberer/OnP.
Chaque scène est un superbe tableau, magnifiant l'ancrage local et paysan dans le dénuement du sud (la Sicile), le mélodrame vécu par de petites gens aux amours contrariées, leurs mœurs chevaleresques mais rustiques (c'est le titre). Éclairé sublimement par Pasquale Mari, vieux complice de Martone, la scène se passe essentiellement dans et devant une église où la communauté des croyants a exclu la pauvre Santuzza, personnage défendu par la divine Elina Garanca, voix et jeu parfaits. La paysanne toute simple a été séduite et abandonnée (avant le lever de rideau) par Turiddu - interprété par le coréen Yonghoon Lee, un ténor convenable mais aux poses totalement grotesques, seul bémol dans cette production.

Conflit des âmes et des corps, des pulsions et des élans mystiques, voilà aussi le sujet de "Sancta Susanna", sœur lointaine de la Thérèse d'Avila du Bernin. Martone atteint alors un sommet herméneutique, faisant surgir le Christ en croix de la procession pascale de "Cavalleria" à une échelle plus cent : un Christ géant et grünewaldien qui viole le plateau et l'esprit de la nonne Susanna, génialement incarnée par la mezzo Anna Caterina Antonacci - dont la performance éblouit.

"Sancta Susanna" © Elisa Haberer/OnP.
L'araignée du livret, qui tombe de la tête du Christ sur Susanna, devient une vision d'angoisse et d'horreur sur la scène de Bastille. Freud au couvent ? Une évidence en 1922 comme en 2016. De ce théâtre mental, on ressort médusé et pensif. Dommage que le chef Carlo Rizzi, faisant briller l'orchestre avec l'ardeur et la prodigalité idoines, bref impérial dans Mascagni, soit plus contraint et terne dans Hindemith.

(1) Il a réalisé, entre autres, le très remarqué "Leopardi, il giovane favoloso".
(2) On se souvient que Mascagni a composé en deux semaines l'opéra pour participer au concours de l'éditeur Sonzogno, qu'il a gagné sans peine.
(3) Des manifestations catholiques en 2009 à Montpellier, pour une des rares productions de l'opéra, venaient s'ajouter aux interdictions qui le frappèrent dès la création du triptyque, dont il est issu (avec "Mörder, Hoffnung der Frauen" et "Das Nusch-Nuschi"). Mais pas de manif devant Bastille en ce soir de première (30/11/2016).

"Cavalleria Rusticana" © Julien Benhamou/OnP.
Du 28 novembre au 23 décembre 2016.
À 19 h 30, voir calendrier sur le site de l'Opéra.
Diffusion en différé sur France Musique le 25 décembre 2016 à 20 h.

Opéra national de Paris.
Place de la Bastille, Paris 12e.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

"Cavalleria Rusticana"/"Sancta Susanna".
Pietro Mascagni/Paul Hindemith.
En langues italienne et allemande surtitrées en français et en anglais.
Durée : 2 h avec un entracte.

"Cavalleria Rusticana" © Julien Benhamou/OnP.
Carlo Rizzi, direction musicale.
Mario Martone, mise en scène.
Sergio Tramonti, décors.
Ursula Patzak, costumes.
Pasquale Mari, lumières.
Raffaella Giordano, chorégraphie.

Orchestre et Chœur de l'Opéra national de Paris.
José Luis Basso, chef des chœurs.

"Cavalleria Rusticana" (1890).
Elina Garanca, Santuzza.
Yonghoon Lee, Turiddu.
Elena Zaremba, Lucia.
Vitaliy Bilyy, Alfio.
Antoinette Dennenfeld, Lola.

"Sancta Susanna" (1922).
Anna Caterina Antonacci, Susanna.
Renée Morloc, Klementia.
Sylvie Brunet-Grupposo, Alte Nonne.
Katharina Crespo, Die Magd.
Jeff Esperanza, Ein Knecht.

Christine Ducq
Lundi 5 Décembre 2016
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