Théâtre

"Racine carrée du verbe être"… Démonstration magistrale !

Dans une superbe création où le dramaturge, metteur en scène et comédien Wajdi Mouawad marie imagination et vécu, nous nous retrouvons dans une chronologie de près de 75 ans dans des lieux aussi différents que Beyrouth, Montréal, Paris, Rome et Livingstone avec, au cœur de celle-ci, la double explosion tragique du port de Beyrouth en 2020. Dans ces épisodes bousculés, le dramaturge pose un regard aussi lucide, poétique que scientifique sur ces impondérables qui ponctuent et peuvent influer toute une vie.



© Simon Gosselin.
Lumières sur une scénographie sombre balayée par des clartés blanches dans un jeu de clairs-obscurs. Elle est mouvante durant toute la représentation et laisse découvrir, selon les moments, des salles construites en forme de triangle toujours ouvertes pour inviter le regard du public à entrer dans celles-ci, tout autant que dans l'intimité des protagonistes. Cette dernière est verbalisée aussi par des mots, des colères et des silences. Tout est à nu. On se livre au travers de souffrances parfois tues, mais toujours dites.

Ce sont plusieurs générations de familles qui se rencontrent ou se retrouvent à des endroits et des époques différents. Paris, Montréal, Livingstone, Beyrouth, les scènes s'échelonnent dans un espace-temps et dans des lieux géographiques étendus. Celui-ci s'étire d'août 1978 où Talyani a 10 ans jusqu'en août 2052 où il a 74 ans avec un centre dramatique démarrant le 4 août 2020, avec la double explosion dans le port de Beyrouth, jusqu'au 8 août 2020. Le bilan a été de 215 morts et 6 500 blessés. Cet espace-temps s'étale sur une durée dramaturgique d'une semaine, la pièce étant découpée du lundi au dimanche avec, pour chacun des jours, une action, une date et plusieurs lieux.

© Simon Gosselin.
Dans cette étendue autant temporelle, psychologique que culturelle, reste accrochée la souffrance des caractères qui s'exprime autour de la colère, de l'incompréhension, du manque d'amour, du mépris, de la violence, de l'amour non exprimé, de l'amour qui s'exprime. Ce que montre Mouawad est qu'au travers des événements, souvent marqués par l'impondérable même quand la tragédie ne s'y mêle pas, fait que l'histoire d'une vie ou d'une famille peut être changée, voire transfigurée complètement. Une maladie qu'on pourrait croire cancéreuse alors que c'est un simple furoncle où l'horaire d'un vol pour Paris ou Rome a transformé la vie de nos personnages ainsi que celle de Wajdi Mouawad qui se raconte aussi dans cette création.

Le jeu des comédiens est très physique et est axé sur la voix qui est souvent projetée, lancée. On se crie dessus, on se bouscule, on s'ignore ou on s'aime. Talyani (Wajdi Mouawad, Jérôme Kircher) est incarnée par deux protagonistes aussi différents l'un de l'autre comme le blanc l'est du noir ou le coton de la soie. Et donc nous sommes à la croisée de deux histoires. Quand l'un est calme, serein, l'autre est violent, méprisant, divorçant de la vie quand le premier en est attaché. L'histoire de chacun, leur rapport à soi et aux autres sont marqués de coups, de béquilles, d'entorses à leur vie avec un rapport au père, fréquemment absent physiquement ou symboliquement.

© Simon Gosselin.
Le hasard, une rencontre, un instant font que les ruisseaux se séparent pour se jeter dans un autre fleuve. C'est dans ce tournoiement des événements que la création prend de l'épaisseur avec son voile de mystère. Tout tourne autour de la souffrance et d'amours non dites ou échouées dans les écueils du mutisme.

"L'important n'est pas de guérir mais de vivre avec ses maux", ces mots de Camus (1913-1960) peuvent être l'écho de la trame dramaturgique de la seconde partie, car, dans celle-ci, les personnages font face à leurs problèmes là où la première partie les faisait voir comme les subissant et en souffrant sans que ceux-là ne disparaissent pour autant. Autre moment est ce cours donné sur la relativité restreinte d'Einstein (1879-1955) par Joane (Julie Julien) qui donne un éclairage au titre de cette œuvre avec le chiffre irrationnel, √2, comme tout irrationnel qui recouvre toute une infinité de nombres dans un espace mathématique extrêmement réduit entre deux décimales. L'infiniment grand logé dans l'infiniment petit comme le cours d'une vie influé par un petit hasard.

La voix est l'aiguillon des émotions et s'apparente à un baromètre de celles-ci, des sentiments tiraillés par des conflits internes qui traversent continuellement la vie de tous les protagonistes. Les planches deviennent, au travers de déplacements importants et de rares pauses, le lieu de figuration et de transformation de ces conflits où, autour de courts solos de trompettes qui accompagnent avec beaucoup de suavité certaines fins de scènes, ils closent la pièce dans un rare, voire le seul, moment d'espoir et de gaité.

"Racine carrée du verbe être"

© Simon Gosselin.
Texte et mise en scène : Wajdi Mouawad.
Assistante et assistant à la mise en scène : Valérie Nègre et Cyril Anrep.
Avec : Madalina Constantin, Jade Fortineau, Jérémie Galiana, Julie Julien, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac Olanié, Wajdi Mouawad, Richard Thériault, Raphael Weinstock ; et Maïté Bufala, Delphine Gilquin, Anna Sanchez, Merwane Tajouiti de la Jeune troupe de La Colline ;
et Adam Boukhadda, Colin Jolivet, Meaulnes Lacoste, Théodore Levesque, Balthazar Mas-Baglione, Ulysse Mouawad, Adrien Raynal, Noham Touhtouh ; et les voix de Juliette Bayi, Maïté Bufala, Julien Gaillard, Jackie Ido, Valérie Nègre.
Dramaturgie : Stéphanie Jasmin.
Scénographie : Emmanuel Clolus.
Lumières : Éric Champoux.
Costumes : Emmanuelle Thomas assistée de Léa Delmas et Isabelle Flosi.
Couture : Anne-Emmanuelle Pradier.
Maquillages et coiffures : Cécile Kretschmar.

© Simon Gosselin.
Conception vidéo : Stéphane Pougnand.
Musique originale : Paweł Mykietyn.
Interprète polonais : Maciej Krysz
Conception sonore : Michel Maurer, assisté de Sylvère Caton et Julien Lafosse .
Avec la participation en répétitions de Yuriy Zavalnyouk.
Suivi du texte et accompagnement des enfants : Achille di Zazzo.
Coach trompette : Roman Didier.
Répétiteur : Barney Cohen.
Construction du décor par l'atelier de La Colline.
Durée : 6 h incluant 2 entractes (parties I et II).

Du 8 octobre au 30 décembre 2022.
Partie I mercredi à 19 h 30 et Partie II jeudi à 20 h 30
Intégrale samedi à 16 h, dimanche à 13 h 30 ; vendredis 4 et 18 novembre, 2 et 16 décembre à 17 h 30.
Du 21 au 30 décembre 2022.
Intégrale à 17 h. Relâche du 24 au 27 décembre.
La Colline - Théâtre national, Grand Théâtre, Paris 20e, 01 44 62 52 52.
>> colline.fr

© Simon Gosselin.

Safidin Alouache
Mercredi 9 Novembre 2022
Dans la même rubrique :