Théâtre

Quand l'envers des maux donne l'envie des mots...

"L’Envers des maux", Le Lucernaire, Paris

Il y a trois ans, nous découvrions la compagnie La Savaneskise à l'occasion de leur premier spectacle, une version audacieuse et rock'n roll des "Précieuses Ridicules" de Molière. Cette jeune troupe est de retour sur scène avec une émouvante et optimiste création sur les handicaps liés à la parole et, d'une manière générale, sur l'incommunicabilité... Un des maux du siècle.



© Marie Gombeaud-Antoine.
Quand les mots sont mis à mal faute de pouvoir lutter contre les maux quotidiens de l'incommunicabilité. Des handicaps que l'on maudit à la recherche des mots à dire, les êtres se confrontent à l'apprentissage de l'autre, de son existence (volonté d'exister) et à l'exploration des passerelles qu'offre le langage pour exprimer ce que l'on est, donc se reconnaître et s'accepter.

Ariane Brousse, comédienne révélée dans le premier spectacle de la compagnie, auteure de la pièce, signe ici une comédie moderne sur des sujets graves mais sans jamais tomber dans la fatalité/facilité ; et construite sur la trame du quotidien, sans effets spectaculaires mais avec une densité alimentée par des touches d'onirisme. "L’Envers des maux" est un monde où se confronte deux générations (mère/fille) face à des handicaps, cette lutte de tous les jours générant un soutien mutuel, une quasi dépendance que l'on pourrait imaginer favoriser les échanges mais finalement, au fil du temps, faussant voire annihilant toutes formes de communication.

© Marie Gombeaud-Antoine.
Entre la mère et la fille, la communication est comme un ciment qui les lie, les rendant dépendantes l'une de l'autre par le biais de leur handicap, bégaiement pour la mère, épilepsie et défaut de mémorisation des mots pour la fille. Mais la relation est très vite altérée par leur volonté différente, opposée, de remédier à leur "problème" privant celle-ci, dans une première partie de la pièce, d'évolution. La libération, ouverture à un nouveau monde "guéri", passera inexorablement par la prise d'indépendance de l'une vis-à-vis de l'autre.

Jane, la mère, est caissière et muette au boulot... Atteinte de fort bégaiement, elle ne parle qu'avec sa fille, Clémentine. Celle-ci prend des cours de chant et rêve de coucher ses mots sur des mélodies ; et de se débarrasser de ses maux rythmés d'absences et de convulsions chroniques.
Le jeune homme, François, son amoureux, est avocat/juriste. Il a une grande facilité d'élocution mais un phrasé ampoulé. Il est au chômage, sans doute pour cause d'utilisation abusive de propos professionnels mais stéréotypés. Il trouve du boulot à partir du moment où il se réapproprie ses propres mots, redevenant/retrouvant la définition de lui-même.

S'agissant ici d'une écriture d'espérance, c'est dans les actions de Clémentine que viendront les solutions : par le cadeau fait à sa mère de cours d'amélioration de l'élocution (on pense au "Discours d'un roi" de Tom Hooper) et par la volonté de construire un couple et d'avoir un enfant... Quand les maux s'effacent, les mots prennent vie.

© Marie Gombeaud-Antoine.
La mise en scène de Pénélope Lucbert suit parfaitement le choix optimiste du texte d'Ariane Brousse. Sa composition scénique construite en deux espaces de jeu (renforçant l'identification des situations, des relations et leurs évolutions), avec la présence du titre "L'Envers des maux" en lettres de néon centré en fond de scène (dont le rythme de clignement des lettres rappelle les crises de la fille) à la luminosité soit dure soit douce, permet les fusions/effusions et les évitements. Elle sait créer un juste équilibre entre le langage et les images, laissant échapper une ou deux séquences décalées, caricaturées mais gérant toujours parfaitement la bascule entre réalité et onirisme.

Elle est aidée en cela par la musique d'Oscar Clark jouée en direct (cela semble devenir, pour notre plus grand plaisir, une marque de fabrique de la compagnie) et le jeu de très grande qualité de l'ensemble des comédiens. L’interprétation de Julie Ravix, dans le rôle de la mère, est remarquable, toute en justesse sur une palette mêlant la dureté, la fragilité, la honte, la gêne, allant jusqu'au rayonnement solaire dans les séquences rêvées. Elle donne une réelle intensité à un personnage plein de violence au début et découvrant la joie et le sourire au final.

© Marie Gombeaud-Antoine.
Une autre mention spéciale à Ariane Brousse, auteure mais toujours comédienne, qui nous prouve à nouveau son indéniable et unique talent... celui d'allier un jeu d'une incroyable juvénilité à une énergie maîtrisée d'une surprenante maturité. Passant d'un caractère d'adolescente enthousiaste et rêveuse à celui de femme volontaire en recherche de guérison et en désir d'enfant, elle joue une magnifique partition en notes d'émotions et de furtive vulnérabilité.

"L’Envers des maux" est une belle réussite basée sur une manière "jeune" et contemporaine de traiter certains de nos problèmes actuels. Mêlant intelligemment mots durs, mots doux, mots d'humour, l'histoire finit par se conjuguer en mode de fable et se clôt par une berceuse en forme "d'un mot pour l'autre"... Et les maux guéris donnent ainsi la vie aux mots du bonheur.

"L’Envers des maux"

© Marie Gombeaud-Antoine.
Texte : Ariane Brousse.
Mise en scène : Pénélope Lucbert.
Avec : Ariane Brousse (La Fille), Ivan Herbez (Le Jeune homme), Julie Ravix (La Mère), Jean-Claude Jay (Le Médecin), Édouard Michelon (Le Présentateur télé), Oskar Clark (piano, guitare, sons).
Création musicale et musique live : Oscar Clark.
Création son : Clément Roussillat.
Création lumière : Dan Imbert.
Scénographie : Sarah Bazennerye.

© Marie Gombeaud-Antoine.
Du 5 février au 30 mars 2014.
Du mardi au samedi à 21 h 30, dimanche à 17 h.
Le Lucernaire, Paris 6e, 01 45 44 57 34.
>> lucernaire.fr

Gil Chauveau
Jeudi 20 Mars 2014
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