Théâtre

Quand deux comédiens conjuguent leurs talents pour livrer une version jubilatoire de "Bouvard et Pécuchet"… qui confine au sublime !

Flaubert consacra les huit dernières années de sa vie à la rédaction de cette œuvre improbable, devenue l'objet d'une écrasante recherche, exigeant de lui la lecture de plus de 1 500 livres ! Mais comment venir à bout d'une telle œuvre ? Et comment l'adapter à la scène ? Un pari fou, relevé aujourd'hui avec brio par Jean-Paul Farré, Marc Chouppart et Géraud Bénech qui en signe la mise en scène.



© Sébastien Toubon.
Deux hommes, déboulant chacun d'un côté de la salle, entrent d'un pas énergique sur le plateau et s'arrêtent, face au public. Leurs tenues les inscrivent d'emblée dans une autre époque : élégants costumes sombres avec vestes à queue de pie et gilets, montres à gousset, cravates, chapeaux, guêtres… Tels, au cirque, le "clown blanc" et "l'Auguste", les deux font la paire, se complétant à merveille : le chapeau claque est un gaillard de haute taille (Marc Chouppart), le chapeau melon, un petit à la silhouette plus arrondie (Jean-Paul Farré). Les deux compères s'apprêtent à nous raconter l'histoire de "Bouvard et Pécuchet".

Habile mise en abyme du théâtre dans le théâtre. Le roman ayant connu d'innombrables versions, ils n'arrivent pas à se rappeler le titre exact et additionnent les supputations, se reprenant l'un l'autre : "Dubolard et Bécuchet", "Bolard et Manichet", "Polar et Manuchet"… Le ton est donné. Celui de la farce.

"Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert…", commence l'un. Alors qu'ils ne s'entendent pas non plus sur la température qu'il faisait le jour de leur rencontre, les comédiens se glissent peu à peu dans la peau des personnages flaubertiens. L'histoire va pouvoir commencer. Projection d'un carton sur le mur du fond, un joli intertitre comme on en faisait au temps du cinéma muet, annonçant "Au début du début".
Et les personnages rejouent leur rencontre, alternant dialogues et narration.

© Sébastien Toubon.
Mais de quoi s'agit-il exactement ? Rappelons l'intrigue en quelques mots : Paris, 1840. Deux petits employés, copistes de leur état, se rencontrent par hasard. Dès les premiers instants, la bonne entente s'avère évidente. Tous deux proches de la cinquantaine, l'un veuf (Bouvard), l'autre célibataire – et même puceau – (Pécuchet), ils se découvrent des points communs et deviennent amis. Un héritage providentiel reçu par Bouvard leur permet de réaliser leur rêve : se retirer à la campagne afin de se consacrer entièrement au savoir. Les deux compères s'installent alors à Chavignolles, en Normandie, et s'escriment à mettre en pratique leurs nouvelles connaissances.

Dans leur frénésie d'apprendre, ces néophytes pleins d'enthousiasme dévorent ouvrages de vulgarisation sur ouvrages de vulgarisation, et tentent de les appliquer avec un insuccès constant. Loin de se décourager, ils enchaînent les fiascos ainsi que leurs champs d'expérimentation. Toutes les disciplines y passent : agriculture, anatomie, médecine, planétologie, géologie, archéologie, littérature, art, politique, amour, philosophie, religion, éducation… La liste semble sans fin. D'ailleurs, Flaubert mourut subitement alors qu'il entreprenait le chapitre dix sur l'échec éducatif de Bouvard et Pécuchet, laissant son roman inachevé.

© Sébastien Toubon.
Tout comme les jolis intertitres ponctuant l'avancée du récit, des extraits de la correspondance de Flaubert nous parviennent de temps à autre en voix off – dits, il va sans dire, par un comédien ; en l'occurrence, Stanislas de la Tousche – au sujet de l'énorme entreprise littéraire à laquelle il s'est attelé. Ainsi l'auteur confie-t-il à sa nièce Caroline de Commanville :
"Je suis effrayé de ce que j'ai à faire pour Bouvard et Pécuchet. Je lis des catalogues de livres que j'annote. Mes deux bonshommes m'épouvantent ! Sais-tu à combien se montent les volumes qu'il m'a fallu absorber ?
- À plus de 1500. Mon dossier de notes a huit pouces de hauteur.
- Je ne suis pas au bout de mes courses, ni de mes tracas.
- Enfin, à la grâce de Dieu ! (…)"


Tout comme Flaubert ne semblait pas pouvoir venir à bout de son œuvre, les deux comédiens interprétés par Chouppart et Farré se demandent à leur tour comment se sortir de ce projet pharaonique alors que le spectacle est supposé durer 1 h 15. Et c'est là que la mise en abyme confine au sublime ! Nous n'en dirons pas davantage.

Si Flaubert a voulu fustiger la vanité et la bêtise de son temps, avouons que les deux érudits imaginaires nous sont bien sympathiques, et touchants dans leur naïveté et leur enthousiasme inébranlable. S'ils vont de ratages en recommencements, ils étalent une réjouissante bêtise. Jean-Paul Farré et Marc Chouppart sont tous deux irrésistibles. La dimension burlesque bien connue de Farré fait ici merveille. À la dimension clownesque des personnages viennent s'ajouter de savoureux dialogues et la virtuosité de la prose flaubertienne.

Saluons également la remarquable mise en scène de Géraud Bénech qui a su, sur une scène grande comme un mouchoir de poche, démultiplier les possibilités scéniques. Un spectacle en tous points plaisant, à ne rater sous aucun prétexte !
◙ Isabelle Fauvel

"Bouvard et Pécuchet"

© Sébastien Toubon.
Adaptation : Marc Chouppart et Géraud Bénech.
Mise en scène : Géraud Bénech.
Avec la complicité de Cathy Castelbon.
Avec : Jean-Paul Farré et Marc Chouppart.
Lumières : Dorian Mjahed-Lucas.
Voix : Stanislas de la Tousche et Sophie Carrier.
Durée : 1 h 15.

Du 11 novembre 2025 au 8 janvier 2026.
Mardi, mercredi et jeudi à 19 h.
Relâches le 20 novembre, le 25 décembre et 1ᵉʳ janvier.
Théâtre de Poche-Montparnasse, 75, boulevard du Montparnasse, Paris 6ᵉ.
Réservation : 01 45 44 50 21.
>> Billetterie en ligne
>> theatredepoche-montparnasse.com

Isabelle Fauvel
Jeudi 4 Décembre 2025
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