Théâtre

"Portrait de l'artiste après sa mort (France 41 - Argentine 78)" Enquête sur des disparitions en temps de dictatures…

Le théâtre-documentaire de Davide Carnevali, artiste associé au Piccolo Teatro di Milano, se présente comme un objet polymorphe épousant à l'envi l'Histoire du pays dans lequel est joué son projet, mais aussi l'histoire personnelle de l'artiste qui l'incarne. Ici, c'est Marcial Di Fonzo Bo, né à Buenos Aires en 1968, qui, corps et âme confondus, va prendre en charge les récits gigognes retraçant l'enquête menée sous nos yeux pour élucider le mystère de l'appartement argentin dont il est censé avoir hérité ; un lieu qui aurait appartenu à un dissident politique disparu lors du coup d'État de la junte militaire du général Videla.



© Victor Tonelli.
"… c'est pas facile de trouver les mots, d'habitude, je dis des textes déjà écrits… Alors que celui que je vous dis là, je le dis spontanément… cette histoire, c'est aussi la mienne… et en la racontant avec mes propres mots, on s'est dit que l'on obtiendrait un effet plus réel, plus vraisemblable". D'emblée, la réalité et la fiction s'enchevêtrent au travers de l'adresse au public de l'acteur jouant le naturel à s'y méprendre. Ainsi initiée, l'illusion théâtrale ne cessera d'opérer comme un philtre enivrant tout au long de la reconstitution de cette enquête au long cours.

Portés par un troisième – Marcial Di Fonzo Bo, lui-même en partie fictif puisque des éléments de sa biographie seront mêlés à des inventions pures – deux personnages vont être extraits de l'oubli où les régimes dictatoriaux les avaient précipités, faisant d'eux des "desapericedos" dont les noms mêmes étaient condamnés à être effacés. Le premier, Luca Misiti, pianiste porté disparu dans l'Argentine fasciste de 1978. Le deuxième, compositeur juif du nom de Schmit, disparu sous le gouvernement de Vichy, collaborateur des Nazis, en 1941.

Les rapports entre ces deux personnages inventés de toutes pièces tout en étant d'une réalité criante de vérités ? Nous les découvrirons en mettant nos pas – comme nous y sommes expressément invités – dans ceux de l'acteur arpentant "en tous sens" la reconstitution du logement de Buenos Aires pour assister au procès de la restitution de cet appartement spolié ayant appartenu à un soi-disant parent.

© Victor Tonelli.
Les scènes de ces histoires à forte connotation politique sont reconstituées de manière des plus réalistes. Que ce soit la maquette de l'appartement et la réplique des objets qui s'y trouvent (comme la balle de revolver), les lettres reçues provenant d'Argentine, un article de journal faisant état d'une proposition musicale d'un certain Schmit à l'Opéra Garnier en avril 1939, le compte-rendu précis de "l'enlèvement" à son domicile de Luca Mitsi, le 26 juin 1978, "jour de la finale à Buenos Aires de la coupe du monde de football pour que l'on ne remarque pas le bruit", tout est frappé du sceau d'une Vérité… aussitôt remise en cause par la critique de celui qui brandit ces documents comme preuves intangibles. Comme si, dans le même temps où l'on rappelle à nos consciences assoupies l'horreur palpable des dictatures toujours prêtes à renaître de leurs cendres, le message était d'aiguiser notre sens critique toujours prêt à céder sous les assauts d'une réalité recomposée par des influenceurs sans scrupules, mais avec des visées, elles, très orientées.

Ainsi les hypothèses sur la dénonciation du personnage fictif du pianiste (a-t-il vraiment été arrêté ou s'est-il enfui pour échapper à la persécution ?) iront bon train ; est-ce parce qu'il était un dissident surveillé de près par une caméra dissimulée dans sa bibliothèque par le régime fasciste ou cette dénonciation résulte-t-elle du signalement d'une voisine simplement jalouse ?

© Victor Tonelli.
D'autres voix traverseront l'acteur dans sa quête de vérité, comme celle de cette psychanalyste lacanienne mettant le doigt sur son nom écorché d'une lettre (c'est lui sans être lui), un lapsus du même ordre que le signifiant de son prénom renvoyant à la loi "martiale" de pays ployant sous le joug des dictatures militaires. Un maelstrom qui nous emportera jusqu'au-dessus de l'océan, cette belle étendue de mer bleue survolée par l'avion du retour de Marcial Di Fonzo Bo, cette mer synonyme pour les touristes de bains prisés, cette même mer qui a englouti les dissidents politiques argentins, largués vivants et drogués des soutes des avions militaires de la junte.

Et comme pour conclure cette traversée en eaux tumultueuses où les effets de réalité n'ont fait qu'un avec la fiction, les spectateurs seront invités à rejoindre l'acteur sur le plateau pour s'imprégner physiquement de cet appartement-musée, lieu de mémoire à recomposer. Une expérience sensible étourdissante et ô combien essentielle, tant en ce qui concerne l'effroi suscité par les dictatures passées, présentes et à venir, que par la mise en abyme du théâtre et des réalités qu'il est sensé… re-présenter.
◙ Yves Kafka

Vu le mardi 9 décembre 2025, Salle Vauthier du tnba (Théâtre national de Bordeaux Aquitaine) à Bordeaux.

"Portrait de l'artiste après sa mort (France 41 - Argentine 78)"

© Victor Tonelli.
Texte : Davide Carnevali.
Mise en Scène : Davide Carnevali.
Assistante à la mise en scène : Manuela Beltrán Marulanda.
Traduction de l'italien : Caroline Michel.
Avec : Marcial Di Fonzo Bo.
Scénographie : Charlotte Pistorius.
Lumières : Luigi Biondi.
Musique originale : Gianluca Misiti.
Régie générale, plateau : Vincent Bedouet.
Régie son/vidéo : Loïc Le Bris.
Régie lumière : Antonin Subileau.
Le décor du spectacle a été réalisé par l'Atelier de scénographie du Piccolo Teatro di Milano.
Durée : 1 h 30.

"Portrait de l'artiste après sa mort (France 41 – Argentine 78)" est publié aux Éditions Les Solitaires Intempestifs.

Création le 13 décembre 2023 à La Comédie de Caen - CDN de Normandie. La version italienne du spectacle a été créée au Piccolo Teatro di Milano en mars 2023.

Représenté du mardi 9 au vendredi 12 décembre 2025 au tnba (Théâtre national de Bordeaux Aquitaine) à Bordeaux.

Tounée à venir…

Yves Kafka
Jeudi 18 Décembre 2025
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