Théâtre

"Personne"… Quelqu'un, plusieurs, la quête de la personnalité d'un père aux multiples visages

C'est un dialogue post-mortem. Un possible questionnement d'une fille pour son père disparu. Disparu tellement, tellement de fois différemment. Disparu de son vivant et disparu après son vivant. Disparu dans d'étranges contrées. Des pays mentaux, des défroques, des personnages où ce père tentait sans cesse des escapades imaginaires, se prenant pour espion, clown ou autre. Se prenant pour quelqu'un en quelque sorte. Et d'autres disparitions encore moins oniriques, mais bien concrètes dans la rue, devenant SDF, dans les sections psychiatriques, devenant patient.



© Nadège Le Lezec.
Sur scène, Sarah Karbasnikoff incarne cette fille largement adulte, le dos ployant sous le poids d'un héritage hétéroclite : un recueil de textes, de phrases, de pensées et surtout une sorte de carnet, un manuscrit intitulé "Le mouton noir mélancolique" avec l'indication : "À romancer". Comme une injonction. Une façon de prolonger la vie et de la rendre autre que ce qu'elle a été. Car, dans ces feuillets méticuleusement rangés, c'est bien quelque chose d'intime dont ce père a laissé des traces.

Ce sont une rage, une colère, une déroute, tout cela mêlé et plus encore dans ces écrits découverts après sa mort. Mais on y trouve surtout l'intérieur d'une âme aussi tournoyant qu'une boule à facettes, si totalement opposé à l'existence extérieure de cet homme. Un avocat, un maître de conférences en université, issu d'une famille bourgeoise rigoriste, presque caricaturale, un notable, un intellectuel, conventionnel, marié avec femme rencontrée en enfance, père de deux filles et fou.

Elle mettra des années à pouvoir apposer qualifié ce père de ce mot malgré les séjours en hôpitaux psychiatriques, ces affabulations qui le mènent à se prendre pour un héros, qui le mènent en taule, qui le mènent au bord de la Seine pour s'y jeter. C'est ce long apprentissage, ce lent retour en arrière que le texte de Gwenaëlle Aubry raconte, ce besoin d'entendre mieux ce père, ses dérives, ses blessures, ses ruptures fracassantes avec le monde bourgeois qu'il honnit pour rejoindre une humanité humiliée certes, mais plus libre que l'esprit catholique aux œillères si fermées qu'elles rendent aveugles.

© Nadège Le Lezec.
Sarah Karbasnikoff investit les deux rôles, alterne la parole du disparu avec celle de sa fille. D'un carton comme malle à souvenirs, elle extrait les objets qui la transportent d'époque en époque. Les phrases écrites par le père s'inscrivent sur l'un des deux vastes écrans qui forment le fond de scène tandis qu'elle les profère. Comme si l'encre passait le cordon filiale, comme s'il fallait qu'elle dise ces mots pour les rentrer en elle-même, les manger. Les pensées profondes alternent avec les délirantes, les affabulations farfelues, les révoltes contre l'ordre des gens normaux.

Une totale pureté se dégage de ce spectacle, une élégance diaphane. La scénographie découpe l'espace en deux rectangles précis, symétriques, symboles de la bipolarité qui ne cesse de roder dans les mots. Ils seront les écrans sur lesquels s'évoquent, en vidéo ou en texte, les thèmes de cet abécédaire. En transparence, loin, la réalité sous la forme d'un lit, celui où l'on a retrouvé le corps de ce père. Ils sont aussi comme un livre ouvert, recueil des rêveries et des imaginaires. Une scénographie signée Aurélie Thomas.

La bande son, elle aussi, est très pure. Elle intervient par moment et s'échappe. Ce sont des notes de guitare qui naissent et s'envolent, mélodies, et puis une fanfare lointaine et douce et d'autres apparitions qui ne font que suspendre quelques instants l'histoire. Une création de Madame Miniature.

© Nadège Le Lezec.
La lumière d'Olivier Oudiou joue du chaud et du froid, projette parfois une ombre double sur les écrans, plaque des figures géométriques au sol qui accompagnent la volonté de mettre en ordre pensées et sentiments que ne cesse de dissiper l'histoire.

La mise en scène d'Élisabeth Chailloux donne à sa comédienne un parcours très précis. Des traversées, un jeu avec un micro pour incarner la parole du père, des costumes et des accessoires lui permettent de donner rythme et vie à son personnage. Touchant personnage dont on ne sait si la part d'hommage, la part d'incompréhension ou la part de regrets dominent les autres.

"À romancer : telle est l'injonction sous laquelle s'est écrit "Personne". Ces mots impérieux et opaques figuraient sur un manuscrit trouvé à la mort de mon père : des feuillets organisés en chapitres, numérotés, rangés dans une chemise bleue où se lisait, outre ces mots, un titre - "Le mouton noir mélancolique". Un manuscrit, donc, un "livre", disait mon père quand il m'en parlait, un livre qu'il souhaitait voir publié, pas un cahier ni un journal intime… Ce travail, il allait falloir le mener, en même temps que celui du deuil", extrait du texte "À romancer" de Gwenaëlle Aubry.

Ce sont chacun de ces éléments qui donnent à ce spectacle un aspect mélodieux, cristallin, délicat et cette urgence à dire le trouble que l'on ressent face à la liberté et l'enfermement de la folie.

"Personne"

© Nadège Le Lezec.
Texte : Gwenaëlle Aubry.
Adaptation : Sarah Karbasnikoff en collaboration avec Élisabeth Chailloux.
Mise en scène : Élisabeth Chailloux en collaboration avec Sarah Karbasnikoff.
Avec : Sarah Karbasnikoff et la voix de Frédéric Cherbœuf.
Collaboration artistique : Thierry Thieû Niang.
Scénographie : Aurélie Thomas.
Lumières : Olivier Oudiou.
Son : Madame Miniature.
Costumes : Dominique Rocher.
Video : Michaël Dusautoy.
Régie générale : Simon Desplebin.
Tout public à partir de 12 ans.
Durée : 1 h 20.
En partenariat avec le Théâtre de la Ville.

Du 9 au 27 janvier 2024.
Mardi, mercredi et vendredi à 20 h, jeudi à 19 h, samedi à 16 h.
Théâtre 14, Paris 14e, 01 45 45 49 77.
>> theatre14.fr

Bruno Fougniès
Mardi 16 Janvier 2024
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