Lyrique

"Pelléas et Mélisande", beau songe d'un désastre obscur

Au Théâtre des Champs-Élysées, "Pelléas et Mélisande", dans une mise en scène signée par Éric Ruf, entre dans l'histoire des grandes productions du chef-d'œuvre. Avec la divine Mélisande de Patricia Petibon, le superbe Arkel de Jean Teitgen et l'art du chef Louis Langrée à la tête d'un admirable Orchestre National de France, le drame de Claude Debussy ensorcelle avec la force des premières fois.



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Dans ses conversations avec son professeur de composition Guiraud (telles qu'elles sont rapportées par Maurice Emmanuel), le jeune Claude Debussy prophétisait sa rencontre essentielle à venir (en 1893) avec le drame symboliste de Maurice Maeterlinck, "Pelléas et Mélisande". Il cherchait déjà ce théâtre "disant les choses à moitié qui (lui) permettr(ait) de greffer (son) rêve sur le sien" et ainsi de "parachever son ouvrage". Et qui lui permettrait surtout d'inventer l'opéra du l'avenir, "après Wagner" (1), "une forme dramatique autre", dans laquelle "la musique y commence là où la parole est impuissante à exprimer (…) écrite pour l'inexprimable."

Il ajoutait : "Je voudrais qu'elle eût l'air de sortir de l'ombre et que, par instant, elle y entrât." Bouleversé par la pièce du dramaturge belge (par ailleurs adoubée par Mallarmé : "une variation superbe sur l'admirable vieux mélodrame"), Claude Debussy a trente ans et la matière de son seul opéra achevé.

Ce théâtre de l'invisible et de l'espace intérieur, du mouvement raréfié (selon le metteur en scène Henri Ronse), forme méditative du drame plutôt que drame lui-même, ne pouvait qu'infuser l'imaginaire du compositeur. Il devra cependant attendre huit ans pour voir monter à l'Opéra Comique son propre "Tristan". Dans le royaume médiéval d'Allemonde, deux frères, Golaud et Pelléas, aiment une mystérieuse étrangère à la longue chevelure, Mélisande, que l'un a épousée et que l'autre attire irrésistiblement - malgré eux - sous les yeux compatissants du roi Arkel, leur grand-père.

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Dans leur vieux château, cerné par une épaisse forêt où le soleil ne perce jamais, un père malade (qui restera invisible) semble être la dernière victime d'une obscure malédiction frappant les lieux - quand le rideau se lève. La fatalité, exsudée par chaque mur, fontaine, rocher, grotte et arbre d'Allemonde se jouera de ces rêveurs absents à eux-mêmes et à la vie. À l'impuissance de Golaud avouant à Mélisande ("Où allez-vous ?" lui demande-t-elle) dès la première scène : "Je ne sais pas … Je suis perdu aussi", répond la tardive prise de conscience de Pelléas à l'acte IV ("J'ai joué en rêve autour des pièges de la destinée") comme l'inutile sagesse d'Arkel : "Nous ne voyons que l'envers des destinées".

Or, pour Debussy, seule la musique libérée des anciennes formules pourrait évoquer ces "correspondances mystérieuses de la nature et de l'imagination" (2) ; de même que sa conception révolutionnaire de la déclamation vocale (le récitatif mélodique, l'émission parfois chuchotée ou pas, le chant conçu telle une parole plus haute (3)) sera seule capable de créer un art français en refusant "une langue arbitraire, faite de traditions surannées" (2) - cette langue fausse de l'opéra avant "Pelléas".

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Mettant l'intelligibilité du texte au centre de son art, il s'agira donc pour le compositeur de respecter le phrasé et la prosodie particulière de la langue française dans un riche tissu musical à l'orchestration raffinée, d'une rare force expressive. L'orchestre entrera ou sortira "de l'ombre", révélant le cheminement ténébreux des psychés et des forces obscures du monde en déployant un perpétuel et savant trouble tonal.

Dès les premiers accords, l'Orchestre National de France va se révéler magistral sous la baguette de Louis Langrée, offrant l'impression rare qu'on découvre l'opéra. Embarqués que nous sommes dans le rêve d'un langage harmonique aux couleurs précieuses et au subtil développement rythmique, l'orchestre nous emprisonne sensuellement dans les rets d'une partition lumineuse qui va s'assombrissant jusqu'au drame final.

Lumineuse aussi et fragile, telle est Patricia Petibon qui se révèle une Mélisande idéale pour cette prise de rôle. Elle cultive artistement le don de s'approprier la prosodie debussyste en vraie ondine et son air de la chevelure au troisième acte est un rare bonheur. Diction, phrasé, tout est parfaitement posé. Si le Pelléas de Jean-Sébastien Bou nous demeure opaque, plus Hamlet que jamais, Kyle Ketelsen est un jeune Golaud humain, plutôt bête traquée par la fatalité que chasseur.

Révélation aussi que le noble Arkel de Jean Teitgen dont la voix de bronze ciselée des accents les plus émouvants se révèle à chaque intervention un onguent pour l'âme. Inoubliable et bouleversant, comment ne pas le croire : "Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des hommes" ? Tous hantent le paysage étouffant voulu par Éric Ruf. Il imagine une sorte de souterrain suintant l'humidité avec ses filets de pêche et son étang d'eau morte (éclairé superbement par Bertrand Couderc).

Il choisit donc un trop univoque désastre ("Oh Toutes les étoiles tombent" acte IV). Si la nature et ses sortilèges inquiétants manque singulièrement dans sa proposition pour un opéra qui la convie sans cesse, sa scène de la Tour à l'acte III convoque avec bonheur les fantômes Art Nouveau de Klimt et de Mary Garden, la créatrice du rôle en 1902 - grâce en soit aussi rendue aux robes de Christian Lacroix.

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(1) Debussy affirmait qu'il fallait "chercher après Wagner et non d'après Wagner".
(2) Conversations avec Guiraud d'après M. Emmanuel.
(3) La formule est de José van Dam, inoubliable Golaud.


Prochaines dates : 15 et 17 mai 2017 à 19 h 30.
Diffusion sur France Musique le 4 juin 2017 à 20 h.

Théâtre des Champs-Élysées,
15, avenue Montaigne, Paris 8e.
Tél. : 01 49 52 50 50.
[>> theatrechampselysees.fr]urlblank :http://www.theatrechampselysees.fr/

"Pelléas et Mélisande" (1902).
Drame lyrique en cinq actes et douze tableaux.
Musique de Claude Debussy (1862-1918).

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Texte de Maurice Maeterlinck.
Livret en français surtitré en français.
Durée : 4 h 10 avec un entracte.

Louis Langrée, direction musicale.
Éric Ruf, mise en scène et scénographie.
Christian Lacroix, costumes.
Bertrand Couderc, lumières.

Patricia Petibon, Mélisande.
Jean-Sébastien Bou, Pelléas.
Kyle Ketelsen, Golaud.
Jean Teitgen, Arkel.
Sylvie Brunet-Grupposo, Geneviève.
Jennifer Courcier, Yniold.
Arnaud Richard, Le médecin, Le berger.

Orchestre National de France.
Chœurs de Radio-France.
Marc Korovitch, Chef de chœur.

Christine Ducq
Mardi 16 Mai 2017
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